Rue Saint-Denis, à Montréal, se dresse un majestueux bâtiment patrimonial abandonné depuis 2015 : l’ancien Institut des sourdes-muettes. Les sourds lèvent la main pour y retourner.

ILLUSTRATION ANDRÉ RIVEST, LA PRESSE

Saint-Gédéon de Beauce, 1885

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Ludivine attrape la méningite.

« Que se passe-t-il avec la petite, docteur ? »

« Je crois qu’elle fait une méningite. »

« C’est grave ? »

« La plupart en meurent. Je ne connais pas le remède. Priez, madame. »

« Peut-elle guérir ? »

« Je crains bien que non. Un médecin autrichien a découvert la cause, mais on ne connaît toujours pas de remède.* »

*Le Dr Anton Weichselbaum a décrit pour la première fois le méningocoque, la bactérie qui cause la méningite. Le remède est venu des années plus tard.

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Ludivine est devenue sourde et aveugle.

« Comment va Ludivine ? »

« Elle est sauve, mais elle est devenue sourde et aveugle… »

« La pauvre ne communique plus qu’en pleurant et en criant. »

« Que voulez-vous, docteur, ça me brise le cœur, mais avec les travaux aux champs et les soins au reste de la famille, je ne peux guère faire autrement que de la laisser se bercer dans la cuisine. On peine à sortir de la misère. »

Treize ans plus tard, le clergé convainc la famille d’envoyer Ludivine à l’Institut des sourdes-muettes à Montréal. Installé rue Saint-Denis depuis 1864, l’Institut est tenu par les sœurs de la Providence, congrégation fondée par la veuve Émilie Gamelin. Gamelin dut se résoudre à prendre le voile pour poursuivre ses œuvres de bienfaisance auprès des pauvres et des malades. Son dévouement lui a valu la béatification pontificale.

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Ludivine est finalement prise en charge par les sœurs.

« Viens, mon bébé. Les sœurs vont bien prendre soin de toi. »

Auparavant peu stimulée et isolée, Ludivine plonge dans un nouvel univers de bienveillance où elle n’a aucun repère. Elle démontre des progrès remarquables en quelques mois sous les bons soins des sœurs de la Providence. Elle réapprend à communiquer et à prendre des initiatives.

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L’Institut des sourdes-muettes au début du XXe siècle

Malheureusement, Ludivine mourra de la tuberculose en 1918 après huit ans à l’Institut, où plusieurs malades comme elle continueront d’être pris en charge avec bienveillance.

Le bâtiment principal – du style Second Empire, une tendance architecturale populaire à Montréal dans les années 1870 – prend de l’expansion. Plusieurs ailes s’y sont greffées en sept phases en prenant soin de respecter l’harmonie d’ensemble, jusqu’à sa version finale, 73 ans plus tard.

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Évolution des bâtiments de l’Institut des Sourdes-Muettes

L’imposant édifice en forme de H est coiffé d’un dôme qui rappelle ceux de grands établissements montréalais que sont l’Hôtel-Dieu et le Marché Bonsecours. Au centre du bâtiment principal se trouve une grande chapelle et de riches boiseries décorent l’ensemble.

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Esquisse de l’Institut tel que vu aujourd’hui

Comme bien d’autres bâtiments gérés par les communautés religieuses, la désaffection envers la foi catholique pèse lourd. En 1979, l’édifice est vendu à la Corporation d’hébergement du Québec qui y installe l’Agence de la santé et des services sociaux de Montréal jusqu’à sa dissolution en 2015. Depuis, l’édifice est vacant et se dégrade.

Comme l’immeuble est propriété du gouvernement provincial et que la Ville de Montréal fixe les règles qui permettraient sa rénovation, les décisions sont compliquées.

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Un dôme coiffe l’Institut.

Aujourd’hui, un comité citoyen revendique qu’on transforme l’ancien Institut en logements sociaux et en centre qui logerait des personnes souffrant de surdité. Celles-ci réinvestiraient ainsi ce lieu qui a eu une grande signification pour cette communauté.

Le lieu serait appelé La maison Ludivine-Lachance, à la mémoire de cette fillette dont le séjour à cette vénérable institution lui a évité une vie misérable.

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Ludivine Lachance, sourde et aveugle, pratique la gymnastique en 1914.

Gilles Read connaît bien les besoins de la communauté sourde. Il a consacré sa vie à améliorer le sort des siens. Ce grand gaillard hausse la voix en silence et lève la main pour nous conscientiser aux besoins de sa communauté.

Par exemple :

GR « Lorsqu’un feu se déclare dans un logement, une personne sourde ne peut entendre les sirènes d’alarme. Le lieu doit être muni d’avertisseurs lumineux. »

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Seul les avertisseurs lumineux peuvent signaler un feu aux personnes sourdes.

GR « Une personne sourde doit attendre un traducteur en langue des signes pour expliquer un malaise à un médecin. Les cas d’urgence peuvent tourner au cauchemar. »

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Un traducteur en langue des sourds doit être présent pour expliquer un malaise aux médecins.

Plusieurs ennuis majeurs seraient évités en regroupant cette communauté vulnérable dans un même édifice.

Une estimation datant de 2017 chiffrait la valeur des travaux à 50 millions. Les coûts ont probablement doublé depuis. On estime que de 80 à 100 logements sociaux pourraient y être aménagés. Le coût est-il trop élevé ? On n’ose penser au temps que cela prendrait pour démolir l’édifice et le rebâtir à neuf. La vraie question est : combien vaut notre patrimoine ?

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Les magnifiques corniches de l’Institut

La Société Québécoise des infrastructures a mandaté une firme d’architectes pour étudier la faisabilité de l’aménagement de l’Institut sans consulter la communauté. Le temps presse et le bâtiment se dégrade. Depuis 2015, les personnes sourdes attendent en silence…

En langue des signes : Bonne chance !

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En langue des signes : Bonne chance !

Qui est Gilles Read

Aujourd’hui directeur du Centre de la communauté sourde du Montréal métropolitain, Gilles Read n’a jamais cessé de défendre sa confrérie. Ancien pensionnaire de l’Institut des sourds et muets sur le boulevard Saint-Laurent, M. Read a été au cœur de la poursuite contre les clercs Saint-Viateur pour agressions sexuelles sur plus de 60 enfants sourds. La congrégation religieuse a été condamnée à verser 20 millions en dédommagements, une somme record au Québec.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Dinu Bumbaru

Qui est Dinu Bumbaru ?

Nous avons surtout fait appel à Dinu Bumbaru, diplômé en architecture et grand défenseur du patrimoine bâti au sein d’Héritage Montréal, pour son exceptionnel talent d’illustrateur architectural. Ses dessins ornent cet article.

Une version précédente de ce texte mentionnait que la Ville de Montréal avait mandaté une firme d’architectes pour dresser un plan d’aménagement de l’ancien Institut des Sourdes-Muettes. C'est plutôt la Société Québécoise des infrastructures (SQI) qui a accordé ce mandat. Nos excuses.