Ils font des exploits, ils traversent le Québec, le Canada, l’Antarctique, ils passent des mois dans des conditions difficiles à cheminer à pied, en canot ou à skis. Puis, ils reviennent en société, ils retrouvent la routine. Après l’intensité de l’expédition, plusieurs aventuriers connaissent un passage à vide.

« J’avais mis pratiquement deux ou trois ans de ma vie dans l’expédition, à préparer, à faire de la recherche, à monter l’équipage, rassembler l’équipement, faire le site web, faire des [collectes] de fonds », raconte Nicolas Roulx, de l’Expédition AKOR.

En 2021, Nicolas Roulx et Guillaume Moreau ont traversé le Canada du nord au sud en skis, en canot et à vélo, soit 7600 kilomètres en 234 jours.

PHOTO FOURNIE PAR NICOLAS ROULX

Nicolas Roulx, de l’Expédition AKOR, a traversé le Canada du nord au sud. Le retour a été difficile.

« J’ai tout investi dans cette expédition, poursuit Nicolas Roulx. J’ai sacrifié ma relation amoureuse. Quand je suis revenu, j’avais littéralement 500 piastres dans mon compte, je n’avais aucun placement, j’étais pauvre, je n’avais pas de job assurée. »

Pire encore, il s’est fracassé une jambe dans un accident d’escalade peu de temps après son retour.

« J’étais dans la meilleure forme physique de ma vie, j’étais une machine, pour me retrouver dans mon lit pendant deux mois, avec mon frère pour m’aider à faire tout ce qu’on fait dans notre vie intime, se rappelle-t-il. Ça a été vraiment tough. J’ai broyé du noir pendant une couple de mois. »

« J’avais oublié de planifier le retour »

Martin Trahan, qui a réalisé des expéditions d’envergure en traversant en canot le Canada et les États-Unis, parle carrément de dépression. « Ça m’a vraiment frappé de plein fouet. J’avais mis beaucoup de temps, d’énergie et d’efforts à planifier mes longues expéditions, mais j’avais oublié de planifier le retour. »

Il raconte comment les premières semaines suivant le retour se passent plutôt bien : la famille et les amis sont contents de le voir, l’invitent à souper, il raconte son voyage. Les journalistes demandent des entrevues.

Après quelques semaines, tout le monde retourne à ses occupations. Tu te retrouves un peu plus seul, un peu plus isolé, une forme de grand vide s’installe.

Martin Trahan

Samuel Lalonde-Markon, qui vient de traverser le Québec du sud au nord en hiver, explique que les aventuriers s’identifient énormément à leur expédition. « C’est tellement important pour nous que quand ça disparaît, il n’y a pas d’après. Il y a une partie de nous qui disparaît. Et puis le sentiment de satisfaction s’estompe très rapidement. »

PHOTO FOURNIE PAR SAMUEL LALANDE-MARKON

Samuel Lalande-Markon

Pour Caroline Côté, qui vient de réaliser un record de vitesse en Antarctique en skiant en solo vers le pôle Sud, il y a un énorme choc entre la vie en expédition, faite de gestes de survie, et le retour en société. « Tu te retrouves rapidement dans un flot urbain. Il y a les bruits ambiants, les boutiques, les restaurants. C’est tellement à l’opposé de ce à quoi tu étais habitué en expédition que tu as le sentiment de ne pas être à ta place. »

Et puis, il y a le fait de se priver brusquement des hormones bienfaisantes stimulées par le sport, comme les endorphines et la dopamine, qui ont été omniprésentes pendant l’expédition. « À un moment donné, tu te sens agressif, tu ne sais pas pourquoi », note Frédéric Dion, qui multiplie les expéditions sur plusieurs continents. « Des fois, tu as juste le goût de brailler, tu ne sais pas pourquoi. »

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE FRÉDÉRIC DION

Frédéric Dion

Il essaie d’écrire aux aventuriers qui reviennent à la maison pour leur dire de faire attention à ce phénomène. « Je leur dis de continuer à faire du sport. Il faut que leur entourage sache ça, qu’il est normal que tu sois instable émotionnellement, que tu as besoin de retourner faire du sport, de l’activité. »

Lui-même avait planifié un marathon peu de temps après son retour d’une expédition de ski cerf-volant (kiteski) à travers l’Antarctique. « Il faut se donner un objectif. Pour moi, ce n’était pas un objectif extraordinaire puisque j’avais couru une cinquantaine de marathons avant ça, mais ça m’astreignait à un plan d’entraînement, à des sorties presque quotidiennes. C’était juste d’aller chercher de la dopamine et des endorphines à plus petites doses. »

Une période de transition

Plusieurs aventuriers soulignent l’importance de prévoir une période de transition au retour, de ne pas retourner tout de suite au boulot. Caroline Côté suggère de revenir très tranquillement, prendre le train plutôt que l’avion, peut-être même marcher jusqu’à la maison.

« Chacun a sa petite recette miracle pour passer au travers, déclare Martin Trahan. Dans mon cas, c’est d’être habité par d’autres projets, même si c’est juste en pensée. Avoir des rêves, quelque chose à quoi m’accrocher dans le long terme. C’est aussi de prendre des petits moments pour prendre soin de moi. »

PHOTO YAN KACZYNSKI, FOURNIE PAR MARTIN TRAHAN

Martin Trahan

De son côté, Nicolas Roulx insiste sur l’importance d’un ancrage dans le temps et dans l’espace. « C’est d’avoir un endroit où tu habites, où tu es bien, un petit cocon qui est ton camp de base. C’est aussi avoir une date au calendrier, un retour au travail, une conférence, des obligations. Sinon, ça peut être heavy métal. »

Il note qu’il faut veiller à ne pas devenir un junkie, un boulimique d’expéditions. « C’est tentant de tout le temps revenir vers ça parce que c’est addictif : toujours aller plus loin, plus dur, plus long, plus au nord, plus téméraire. Mais il faut y aller avec parcimonie. »

Avec l’expérience, les aventuriers développent des stratégies pour diminuer le passage à vide. Beaucoup se tournent vers l’écriture, la réalisation de documentaires ou la présentation de conférences. « C’est un travail qui fait du bien, qui t’amène à te poser des questions sur toi-même », indique Nicolas Roulx.

Faire un rituel

Laura Ducharme, directrice générale de Maïkana, une petite organisation qui offre des services d’intervention par la nature et le plein air, connaît bien le blues post-expédition.

« Je sensibilise beaucoup mes intervenants et mes participants à ce phénomène, qui est tout à fait normal. Des stratégies d’intervention peuvent être mises en place avec le groupe pour atténuer les symptômes parce qu’on ne peut pas partir en expédition chaque fin de semaine. »

PHOTO DOMINIQUE CARON, FOURNIE PAR LAURA DUCHARME

Laura Ducharme

Il faut notamment bien préparer la fin de l’expédition, se faire un petit rituel pour faire en sorte de bien boucler la boucle. « Moi, dès que je reviens, je ferme l’expédition dans le sens que je prends le temps de défaire mes bagages, de laver le linge, de terminer les courriels en lien avec ça, de me créer un album photo. Psychologiquement, ça envoie un message clair que l’aventure est terminée. »

Puis, il s’agit de prendre le temps de faire un bilan écrit : les moments forts, les moments plus difficiles, les apprentissages, comment transposer ceux-ci dans le quotidien. « Tu vois à quel point tu as cheminé à travers tout ça. »