Séduisantes, élégantes, pratiques, percutantes… notre quotidien fourmille de courtes formules de sagesse pêchées dans la tradition, empruntées à un penseur ou transmises par voie familiale. Mais ces préceptes ne sont-ils pas trop beaux pour être appliqués ? Ou ont-ils un rôle à jouer ? Philosophes et psychologues se penchent sur la question.

Alexandre L’Archevêque, psychologue et professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), constate que nombre de patients recourent régulièrement à de telles maximes, reprises fidèlement ou altérées. La citation voltairienne « Le temps adoucit tout » et ses dérivés seraient particulièrement courants. L’universitaire y distingue plusieurs rôles.

« Ce n’est pas nécessairement conscient, mais cela va servir à tenir à distance ce qui dérange, une sorte de défense pour s’échapper de certaines difficultés, comme la porte d’un placard que l’on referme », avance M. L’Archevêque.

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Alexandre L’Archevêque, psychologue et professeur à l’UQAM

Ça revient beaucoup… mais si on ne fait que s’accrocher à cette pensée et demeurer passif, l’inconfort peut certes passer ou s’atténuer, mais on ne règle rien pour autant.

Alexandre L’Archevêque, psychologue et professeur à l’UQAM

Autre potentiel des aphorismes : nourrir la rationalisation, « justification immédiate à ce que l’on est en train de vivre pour s’aider à le tolérer ». Pour le psychologue, ce processus peut être utile, quoiqu’insuffisant. Il brandit l’exemple « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort » (Nietzsche), utile pour affronter l’adversité et peut-être même en tirer profit. « La rationalisation est en soi apaisante », souligne M. L’Archevêque, évoquant également le potentiel de sens qu’ils peuvent insuffler à notre vécu, nos actes ou notre identité.

« On peut s’en servir pour organiser notre expérience, ce qui peut aider à un positionnement existentiel, à se situer comme sujet dans le monde, à clarifier ou construire des aspects de l’identité, donner de l’orientation à la motivation », énumère celui qui affectionne la locution antique Memento mori (« souviens-toi que tu vas mourir »).

On n’a rien sans rien

Au-delà de leurs atouts, ces pensées ne sont pas pour autant magiques. Le psychologue incite à les voir comme une invitation à la réflexion. Et ce n’est pas Vincent Philippe Guillin, directeur du département de philosophie de l’UQAM, qui le contredira.

Que les aphorismes soient descriptifs (« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ») ou sous forme d’injonction (le fameux « Connais-toi toi-même » socratique), y recourir requiert des précautions.

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Vincent Philippe Guillin, directeur du département de philosophie de l’UQAM

C’est un concentré de connaissance, un résumé de sagesse traditionnelle ou tirée du sens commun. Toute la question, c’est de savoir dans quelles conditions ils s’appliquent, car ils demandent du jugement, sinon on risque de ne pas les utiliser adéquatement.

Vincent Philippe Guillin, directeur du département de philosophie de l’UQAM

« C’est une vieille manière de penser, mais qui cache un certain nombre de vérités, poursuit le professeur de philosophie. Derrière l’apparence de transparence et d’évidence, il y a un travail de réflexion à faire. »

Pour l’illustrer, dénichons Nietzsche, friand des aphorismes, tout en gardant une posture critique à leur égard ; il soutient notamment que l’application aveugle de ces principes, dénuée de déchiffrement, serait aberrante. « Pour lui, les grands esprits sont ceux capables de décortiquer ces paroles parfois impénétrables, en prenant leur incomplétude ou leur obscurité avec la volonté de les creuser. Si on le reçoit passivement, comme une recette toute faite pour sa vie, on n’y a à peu près rien compris », éclaire M. Guillin, soulignant que le penseur allemand considérait la vache comme l’animal le plus représentatif de la philosophie. Pourquoi ? Parce qu’elle rumine, comme nous devrions pétrir nos pensées.

En guise d’exemple, le professeur invoque le très populaire Carpe diem, tiré des Odes d’Horace, habituellement associé à une culture du plaisir débridé immédiat, sans souci du lendemain. Or, l’examen plus pointu de l’histoire de cette maxime montre que, s’il s’agit bien d’hédonisme, cette version épicurienne n’invite pas à une jouissance sans limites, mais plutôt à ne pas craindre la mort et à « cueillir le jour » – son sens littéral. « Si on y réfléchit, une vie réussie, c’est peut-être celle pendant laquelle on est capable de profiter de ce qu’il y a de meilleur dans une journée… ou dans une vie. Cueillir le jour, c’est cueillir ce qui est en notre pouvoir, qui va nous satisfaire le plus durablement possible, qui va permettre de nous élever », explique M. Guillin.

Entre contraires et conditions

Le philosophe anglais John Stuart Mill constitue une autre figure qui invite à prendre les dictons avec des pincettes. Ceux issus de la coutume, malgré leur potentiel bénéfique pour nos choix de vie, ne peuvent s’appliquer universellement, en raison des nombreuses différences entre les êtres. Parallèlement, il met en garde contre les citations cueillies auprès des grandes figures de l’Histoire : « Souvent, c’est la synthèse de leur expérience personnelle, mais nous ne sommes pas Napoléon ni Marie Curie. Ce qui vaut peut-être pour eux ne vaut pas pour nous », résume M. Guillin.

Notons enfin le penseur norvégien Jon Elster qui, dans ses ouvrages (Proverbes, maximes, émotions, Alchemies of the Mind), s’interroge sur le caractère contraire de certains proverbes et dictons, comme « Loin des yeux, loin du cœur » s’opposant à « L’absence rend les êtres plus chers ». « Pour Elster, les dictons mettent en évidence des schèmes causaux, qui sont des généralités, mais pour avoir une valeur informative, il faut savoir dans quelles circonstances ou conditions ils fonctionnent », souligne Vincent Philippe Guillin.

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Christine Tappolet, professeure de philosophie à l’Université de Montréal

Enseignante de philosophie à l’Université de Montréal, Christine Tappolet renvoie également vers Elster. Juge-t-elle pour sa part que les maximes et dictons peuvent être utiles ? « Tout à fait. Mais ils peuvent aussi être nuisibles si on s’y accroche contre tout bon sens, alors qu’on aurait de bonnes raisons de les remettre en question », nuance-t-elle, soulignant leur concision et leur simplicité facilitant leur mise en œuvre, ainsi que le lien étroit avec l’identité de celui ayant adopté un mantra particulier. « Il peut exprimer certaines valeurs d’un individu et par conséquent est fortement lié à ses réactions émotionnelles », indique Mme Tappolet.