Dans un studio de répétition situé au septième étage du pavillon John-Molson de l’Université Concordia, une douzaine d’étudiants en théâtre se préparent à entrer sur scène. Ils s’étirent, font des vocalises, récitent leur monologue à voix basse. On sent leur fébrilité, on sent aussi leur complicité.

Ces étudiants ont tous la vie devant eux et des rêves plein la tête, mais cinq d’entre eux se distinguent : Stéphanie, Roselyne, Emmanuel, Philippe et Anne. Leurs différences ? Ils vivent soit avec la trisomie 21, soit avec un trouble du spectre de l’autisme, soit avec une déficience intellectuelle. Et ils sont inscrits, comme les autres, à ce cours d’été intensif. Ils obtiendront, comme les autres, trois crédits universitaires pour cette participation. Pour ces cinq artistes neuroatypiques, il s’agit d’une toute première expérience d’études postsecondaires.

« À ma connaissance, il s’agit du premier et seul projet d’inclusion universitaire de cette envergure au Canada », indique fièrement Menka Nagrani, professeure associée de théâtre à l’Université Concordia et instigatrice de ce projet-pilote nommé Inclusive.

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Emmanuel Prud’homme (au centre) et Stéphanie Colle (en bleu), entourés d’autres étudiants en théâtre

La Presse a pu assister à l’une des deux seules représentations que la troupe a données, et qui avaient lieu la semaine dernière, à l’Université Concordia, devant quelques dizaines de spectateurs.

Le résultat ? Émouvant. Stéphanie Colle était troublante dans son interprétation du deuil. La voix tonitruante d’Emmanuel Prud’homme portait comme nulle autre. Le courant passait au sein de ce petit groupe hors du commun.

Les étudiants n’ont eu que trois semaines pour écrire, monter et répéter cette création originale, qui intègre des textes d’Eugène Ionesco, des textes originaux, de la danse et un peu de chant. Les apprentissages ont été mutuels, assure la professeure Menka Nagrani. Les artistes neuroatypiques ont pu faire bénéficier les autres de leur expérience professionnelle (ils sont tous acteurs aux Productions des pieds et des mains, une compagnie inclusive de danse et de théâtre créée par Menka Nagrani).

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Menka Nagrani

Les artistes de Concordia ont souvent une conception du jeu qui leur vient de la télévision, donc un jeu plus petit, plus réaliste, et c’est parfois difficile de les sortir de leur zone de confort pour aller dans l’exagération ou dans la projection que le théâtre demande. Avoir un Emmanuel Prud’homme dans la classe, c’était une leçon constante !

Menka Nagrani

L’étudiante Claire Joly, qui était inscrite au cours, a été impressionnée par les idées de ses nouveaux comparses. « Le projet, ce n’était pas des élèves de Concordia qui ont inclus des artistes des Productions des pieds et des mains. Pas du tout. On s’est entraidés tout au long du processus », dit-elle.

Le projet-pilote Inclusive a nécessité environ une année de préparation en amont. Il a d’abord fallu convaincre la direction. « Tout ce qui est nouveau génère des craintes et des appréhensions », rappelle Mme Nagrani. Les Productions des pieds et des mains ont offert du financement pour payer les droits de scolarité des nouveaux étudiants et pour embaucher trois artistes de soutien. Le rôle de ces derniers a été d’accompagner les cinq artistes neuroatypiques, ne serait-ce que pour leur apprendre à venir à l’université, à y naviguer, à se préparer.

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Le groupe avant d’entrer sur scène

La pédagogie inclusive déployée par Menka Nagrani dans le cours fait l’objet d’une étude dirigée par Kim Sawchuk, professeure au département d’études en communication de l’Université Concordia. D’autres universités pourront ainsi s’inspirer du projet-pilote pour mener à des initiatives d’inclusion.

Toutes les diversités

« C’est surprenant de constater à quel point le cours est normal, dans la mesure où tout ce qu’on pourrait imaginer être un problème ne s’est pas vraiment présenté », observe Alexandre Prince, assistant de recherche. Les défis rencontrés ont surtout porté sur la langue (le groupe comptait des unilingues anglophones et des unilingues francophones), et non pas sur les handicaps, dit-il.

Le projet-pilote Inclusive a aussi permis à deux élèves ayant une déficience intellectuelle d’intégrer un cours de danse, à l’hiver 2023. L’un d’eux a d’ailleurs fini avec la meilleure note de la classe.

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Anne Tremblay

Aux yeux de Menka Nagrani, le moment est bon pour mener ce genre d’initiative. Les étudiants, dit-elle, veulent de l’inclusion. « Et la diversité, ce n’est pas uniquement la couleur de peau ; c’est aussi la diversité capacitaire. C’est tout ça », dit-elle.

Lorsqu’on lui demande si elle se reconnaît dans le paysage télévisuel, l’artiste Anne Tremblay, qui présente une dyspraxie, une dysphasie et une légère déficience intellectuelle, répond sans équivoque : « Non. » « Ma différence n’est pas mise de l’avant, et c’est plate, parce qu’on devrait mettre toutes les différences de l’avant », conclut la souriante jeune femme.