Le choix d’un siège dans l’autobus n’est pas anodin : il traduit notre identité, mais surtout notre état d’âme. On éclaircit la question avec un chercheur néo-zélandais qui a étudié le sujet, avec une chauffeuse et avec des usagers du circuit 901, à Laval.

Les sièges solos

À 16 h 25, à la station de métro Cartier, à Laval, la chauffeuse Nancy Élémont ouvre la porte avant de son autobus vide. Les premiers passagers s’installent sans hésitation sur les sièges individuels, situés le long des fenêtres. « Les premiers sièges occupés, ce sont ceux-là », dit Nancy Élémont, forte de 19 ans de carrière.

La première passagère en file, Gabrielle Hermans, explique son choix sans détour. « Je n’aime pas être assise à côté de quelqu’un d’autre », dit-elle.

Pourquoi donc chercher la solitude dans l’autobus ? La réponse peut sembler évidente — encore plus depuis la pandémie —, mais elle révèle néanmoins de fascinantes théories anthropologiques et psychologiques.

Le chercheur néo-zélandais Jared Thomas a consacré sa thèse de doctorat aux comportements et aux besoins sociaux des usagers dans les transports en commun, en 2009. « Selon ma perspective, la principale raison pour laquelle les gens veulent s’asseoir seuls s’explique par une théorie nommée proxémie, explique le spécialiste à La Presse. Voyager en transports en commun oblige les passagers à une distance intime — entre 0 et 15 cm. Or, nous réservons habituellement cette distance aux gens avec qui nous avons une relation très proche. »

Avoir une telle proximité avec un parfait inconnu crée de l’inconfort social, indique M. Thomas, aujourd’hui directeur technique des sciences comportementales à la firme de génie-conseil WSP.

Qui plus est, pendant la pandémie, le port du masque a privé les passagers d’indices faciaux critiques lors des interactions avec les autres, souligne Jared Thomas. « Notre perception de l’inconfort lié à la proximité s’en est trouvée accrue », dit-il.

Près des portes

Pendant la pandémie, la porte avant ne servait qu’à accueillir les passagers, qui devaient impérativement sortir par la porte arrière. La chauffeuse Nancy Élémont a pu le constater dans son rétroviseur : les bancs situés près de la porte arrière avaient la cote.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, LA PRESSE

Alicia Cruz et Obed Valladeres sur le banc double près de la porte arrière

C’est là, d’ailleurs, que le couple formé d’Alicia Cruz et Obed Valladares s’est installé. Le siège double juste au-dessus de la porte arrière est le préféré de madame. « J’aime bien voir ce qui se passe dans l’autobus… et je peux sortir rapidement », confie Alicia.

L’intérêt des passagers pour l’aire entourant la porte de sortie était présent bien avant la pandémie. En temps normal, à l’heure de pointe, des passagers ont tendance à se tenir près des portes même s’il y a des sièges libres, constate le chercheur néo-zélandais Jared Thomas.

« J’ai mené une étude à Singapour, où les passagers ne se déplaçaient pas vers l’arrière de l’autobus, parce qu’ils voulaient sortir le plus rapidement possible et éviter de se sentir coincés entre les autres passagers, raconte-t-il. Ça créait un réel problème opérationnel. »

Quand les environnements sont trop bondés, dit-il, les gens ont tendance à minimiser les interactions sociales pour éviter de devenir surchargés mentalement.

Des solutions existent, note le chercheur. On peut évidemment investir dans les transports en commun (« il y a aussi un coût à la congestion routière ») et promouvoir la courtoisie dans les autobus. Comme l’inconfort ressenti dans l’autobus est aussi lié au manque de contrôle, il y aurait aussi une façon de modifier le design des autobus pour conférer davantage de contrôle aux passagers : mieux délimiter les bancs, mettre des bancs pivotants, installer des prises de recharge, etc.

Soulignons que, pendant la pandémie, la Société de transport de Laval veillait à limiter le nombre de passagers à 25 ou 30 par autobus et mettait un deuxième autobus sur la ligne au besoin.

La section arrière

Traditionnellement appréciée des étudiants, la section arrière de l’autobus n’a jamais été aussi populaire que pendant la pandémie, estime la chauffeuse Nancy Élémont, qui a 19 ans de carrière. Pourquoi ? Comme elle est située près de la porte arrière (la seule d’où l’on pouvait sortir), les personnes âgées se sont mises à s’y installer elles aussi.

Lors du passage de La Presse, Léoni Novembre, 25 ans (visiblement la plus jeune passagère à bord), avait opté pour le siège tout au fond. « On nous demande de laisser les places à l’avant pour les personnes à mobilité réduite, souligne-t-elle. Et c’est plus tranquille à l’arrière. »

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Dave Dupont à l’arrière de l’autobus

Dave Dupont, 35 ans, a lui aussi un petit faible pour l’arrière. « J’aime pouvoir voir tout ce qui se passe dans l’autobus », dit-il.

Selon le chercheur néo-zélandais Jared Thomas, qui a consacré sa thèse de doctorat aux comportements et aux besoins sociaux des usagers dans les transports en commun, si les jeunes s’assoient ensemble, c’est parce qu’il est plus confortable de s’asseoir à côté de gens qui nous ressemblent. Des études menées dans le métro de New York dans les années 1970 ont relevé que les passagers ont tendance à s’asseoir à côté des gens du même sexe et de la même ethnicité.

« Si vous pouvez trouver des similarités, vos rôles sociaux peuvent aussi être les mêmes : vous savez quand il est approprié de parler, quand il est approprié d’engager une conversation », relate Jared Thomas.

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L’arrière des nouveaux autobus de la STL

Au fil du temps, nous passons outre à ces considérations superficielles, dit-il, mais le recours à ces stéréotypes est un « raccourci que nous utilisons pour simplifier nos interactions sociales ».

Dans les nouveaux autobus de la STL, les sièges à l’arrière sont disposés en forme de U. Les dispositions en U ou en L semblent être les plus confortables pour avoir une conversation, tout comme les sièges qui se font face, note Jared Thomas.

Les sièges doubles

Parce que les sièges solos étaient tous déjà pris, Renoka Persaud a jeté son dévolu sur un siège double. Elle a déposé son petit sac sur le siège à côté. « Si quelqu’un arrive, je le prendrai », assure Renoka. Soulignons qu’il y avait peu de passagers à bord, ce jour-là.

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Renoka Persaud sur un banc double

Une autre passagère s’est assise dans le banc proche de l’allée, rendant difficile l’accès au deuxième.

Au plus fort de la pandémie, les gens avaient peu tendance à partager un siège double étant donné les recommandations concernant la distanciation physique. « Si quelqu’un était assis, l’autre personne restait debout, note la chauffeuse. Les personnes âgées se risquaient davantage, surtout si c’était pour s’asseoir à côté d’une autre personne âgée. »

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Sièges doubles

Pour tenter de réduire l’inconfort social, les passagers ont tendance à mettre un sac sur le siège à côté, ou encore à s’immerger dans leur cellulaire, dans un livre ou dans leur musique, observe le chercheur néo-zélandais Jared Thomas.

Ces tentatives sont vaines, dit-il. La meilleure façon de faire pour réduire cet inconfort, selon lui, c’est d’établir un contact avec ceux qu’on tente d’éviter. Sans nécessairement se lancer dans une longue conversation, on peut les saluer, ou encore établir un contact visuel quand on s’assoit à côté d’eux.

« Je pense qu’on oublie que les transports en commun sont un mode de transport social, dit Jared Thomas. Nous pouvons être hésitants, ne pas savoir comment faire le premier pas, ou tout simplement ne pas être d’humeur. Mais si nous sommes d’humeur, nous nous sentons généralement mieux après être entrés en contact avec un autre passager. »

L’avant

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Nancy Élémont, chauffeuse d’autobus de la STL

C’est connu : l’avant de l’autobus est réservé aux personnes âgées et à celles à mobilité réduite. « C’est un automatisme de leur céder son siège », résume la chauffeuse Nancy Élémont, à qui il arrive d’intervenir.

Pendant la pandémie, les deux sièges individuels situés à l’avant de l’autobus étaient condamnés pour offrir une zone protégée au chauffeur. Les chaînettes qui les condamnaient sont progressivement retirées. Nancy Élémont voit revenir des passagers à l’avant, à son grand bonheur.

« Quand on change le chemin, la rivière finit par reprendre son cours naturel, dit-elle. Les habitudes reviennent, le contact humain revient. Et c’est agréable. C’est ce qui me nourrit. »

Dans les nouveaux autobus, le premier banc à l’avant a été retiré afin de permettre l’installation du système pour accueillir les gens en fauteuil roulant. Lorsqu’elle conduit un autobus plus ancien, Nancy Élémont apprécie ce banc, prisé par « les gens qui veulent savoir ce qui se passe dans l’autobus ».

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Vue générale de l’avant de l’autobus

« Comme chauffeur, on fait de belles rencontres chaque jour », dit Mme Élémont, qui souligne que, pour certains passagers, ce contact avec le chauffeur est l’un des seuls qu’ils ont dans la journée.

En raison de la pandémie, de nombreuses personnes se sentent isolées, rappelle le chercheur Jared Thomas. Le manque de contact direct est un facteur de dépression.

« Permettre des occasions de se connecter ne peut être que positif pour le bien-être », dit Jared Thomas, qui souligne que le chauffeur a un impact important sur le plaisir que les passagers auront à bord.