S’il est parsemé de petites et parfois de grandes victoires, le militantisme est aussi source d’usure et d’épuisement. Un phénomène peu documenté, mais répandu, et que la pandémie semble avoir accru.

« J’ai vraiment vu la différence entre moi avant et moi après. Je suis encore en train de panser mes blessures. Mais ça va de mieux en mieux. » Voilà maintenant quatre ans que Laura Daigneault a quitté l’association étudiante collégiale au sein de laquelle elle était impliquée, en plein milieu de mandat, épuisée. « Je vivais vraiment beaucoup de stress, dès que mon téléphone sonnait, j’avais de la misère à prendre le téléphone, dit celle qui étudiait alors au cégep de Gaspé. J’ai quitté le milieu, j’ai quitté la ville dans laquelle j’étais. J’ai vraiment essayé de passer à autre chose. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Laura Daigneault

Comme d’autres personnes activement impliquées dans la défense d’une cause, Laura a vécu un épuisement militant, lequel peut se traduire par une fatigue extrême, de l’anxiété, de l’irritabilité et un état de déprime. S’il n’est pas nouveau que l’épuisement touche les militants, ceux-ci sont de plus en plus nombreux à en parler. En 2019, l’émergence du mot-clic #PayeTonBurnOutMilitant dans les milieux féministes français a fait prendre conscience de l’importance de discuter de santé mentale à l’intérieur de ces cercles.

Un an plus tard, deux militantes québécoises, l’une antigrossophobe, l’autre féministe, Gabrielle Lisa Collard et Marylise Hamelin, se retiraient de la blogosphère et de l’espace public, touchées par ce qu’elles ont toutes deux qualifié de « burn-out militant ». « Après 10 ans de blogue et de chronique féministe, je trouvais que je n’avais plus rien à dire, j’étais fatiguée, j’étais à plat », nous avait confié Marylise Hamelin l’automne dernier, lors de la parution de 11 brefs essais sur la beauté — pour échapper à la tyrannie des idées reçues, un ouvrage collectif qu’elle a dirigé.

Dans le cadre de ce reportage, nous avons parlé à cinq jeunes militants, issus de mouvements différents, qui ont traversé un épisode d’épuisement au cours des dernières années. Sentiment d’urgence, manque de reconnaissance, pression de la perfection, productivisme, impression de faire du surplace, pandémie : les facteurs qui ont contribué à leur fatigue sont multiples.

Anne-Sophie Gousse-Lessard, professeure associée à l’Institut des sciences de l’environnement de l’UQAM et chercheuse en psychologie sociale et environnementale, qui mène une étude sur l’effet de l’écoanxiété sur l’engagement citoyen, indique qu’elle entend cet épuisement dans les groupes de discussion organisés avec les militants. « Il y a le contexte de la pandémie et le fait que la cause est tellement grande et complexe, systémique, qui peuvent contribuer à l’écoanxiété et à ce sentiment de lassitude. »

La pandémie est arrivée et tout ce qui était déjà fragile l’est devenu encore plus.

Alexandre Jolicœur, élève au cégep et militant pour Amnistie internationale et la Coalition étudiante pour un virage environnemental et social (CEVES)

« Le fait que les rencontres soient très longues, ça demande toujours beaucoup d’énergie, poursuit-il. C’est l’épuisement de faire l’école sur Zoom toute la journée, ensuite des rencontres militantes qui peuvent durer deux ou trois heures parce qu’on est crinqués et qu’on veut que les choses avancent. »

L’urgence d’agir

« J’étais en épuisement, et j’étais déprimée et triste parce que je voyais qu’il y avait les changements climatiques, je voyais l’urgence et ça m’affectait de savoir que la moitié des espèces vivantes sont toutes en train de disparaître. » En 2017, Alyssa Symons-Bélanger a fait un épuisement militant. Pour bon nombre de militants, dont ceux de la cause environnementale, le sentiment d’urgence qui les anime les pousse à tout donner, quitte à parfois se perdre dans une lutte qui avance trop lentement. Chaque catastrophe climatique, chaque rapport du GIEC sur l’état du réchauffement planétaire est un rappel de cette urgence. Le repos, lui, attendra.

PHOTO FOURNIE PAR ALYSSA SYMONS-BÉLANGER

Alyssa Symons-Bélanger

« Prendre soin de soi peut sembler vraiment égoïste dans un contexte où il y a tellement de choses à faire », fait remarquer Alyssa Symons-Bélanger, aussi artiste et médiatrice culturelle.

Tu as cette impression weird que si tu pars, tout le problème va s’affaisser et qu’il n’y a personne qui va prendre ta place, mais ce n’est pas vrai.

Laura Daigneault, ancienne militante étudiante qui travaille aujourd’hui pour l’organisme Citoyenneté jeunesse

Mais l’urgence d’agir est aussi parfois bien réelle. Alexandre Jolicœur donne l’exemple d’une cause qu’il a défendue pour Amnistie internationale. Celle d’une communauté autochtone privée d’eau potable. « On a l’impression que si on prend quelques semaines de plus, on va rater le bateau, que ça va être pire que jamais. »

« Ce sentiment d’urgence d’agir, ça gruge, constate Anne-Sophie Gousse-Lessard, qui a consacré son doctorat au bien-être des militants. C’est considéré comme un stress chronique. Surtout, c’est souvent lié à un sentiment d’inefficacité. La différence entre les efforts et le sentiment d’urgence versus à quel point ça change lentement ou peu, ça peut contribuer au mal-être et à l’épuisement. »

Formée en action directe, Alyssa Symons-Bélanger a souvent utilisé la désobéissance civile dans ses actions, notamment contre le projet d’oléoduc Énergie Est. Quatre fois elle a été arrêtée, mais a pu éviter le dépôt d’un casier judiciaire.

Le projet, piloté par TransCanada, a été abandonné en 2017. L’indifférence de son entourage et de la population l’a grandement démoralisée. Après cette lutte, elle a senti son corps et son esprit flancher. Pleurs, crises de panique, elle a eu de la difficulté à l’accepter. « Je suis dans une belle communauté. Je ne pouvais pas m’imaginer que j’allais me brûler en faisant des choses que j’aime et qui me passionnent. »

Elle a alors pris une pause qui a duré presque trois ans. Elle a tiré de son expérience une pièce baptisée Douce orageuse, qui a été présentée en 2019 à Trois-Pistoles, sa ville d’adoption. Une façon de guérir, mais aussi de briser ce tabou de l’épuisement dans les milieux militants.

Répéter encore et encore

Après la mort de l’Afro-Américain George Floyd en mai 2020, tué lors de son arrestation à Minneapolis, Stéphanie Germain, organisatrice communautaire auprès de jeunes et de familles, a pris part aux manifestations antiracistes organisées à Montréal. Elle a accordé de nombreuses entrevues dans les médias et participé à divers évènements organisés dans le cadre du mouvement Black Lives Matter.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Stéphanie Germain

C’était comme si on faisait un marathon pour rattraper toutes les années perdues. Ça faisait des années qu’on luttait contre le racisme, on était à bout de souffle. Tout d’un coup, on te donne tout l’espace pour parler, puis il faut que ce soit dans un laps de temps donné, puisqu’on sait très bien aussi que ces mouvements-là, c’est aussi une question de momentum.

Stéphanie Germain, organisatrice communautaire

« Je pense que c’est un des éléments qui ont contribué à l’épuisement de beaucoup de personnes, militants, militantes que je connais. » Dont elle, qui s’est retirée des organisations au sein desquelles elle militait, comme Hoodstock, pour plutôt continuer d’aider les jeunes et les femmes noires sur le terrain.

Devoir répéter aussi, encore et encore, et se trouver responsable d’une éducation populaire l’a épuisée. « Pourquoi quelqu’un qui subit le racisme doit avoir la charge mentale de devoir l’expliquer alors que c’est cette personne-là qui est victime ? », interroge-t-elle.

Il y a ce sentiment aussi que, malgré les manifestations et les prises de parole, les choses changent si peu. « On a eu tout ce mouvement-là, George Floyd, le monde a fait des hashtags et aujourd’hui, si on regarde les statistiques, elles n’ont pas bougé. C’est encore les personnes noires qui sont surreprésentées, par exemple dans les milieux judiciaires, les personnes autochtones aussi. »

La violence des traumas

Quand Mélanie Lemay assiste à un spectacle ou sort avec des amis, elle n’est jamais à l’abri qu’une inconnue vienne vers elle pour lui raconter les violences sexuelles dont elle a été victime. Cofondatrice du mouvement Québec contre les violences sexuelles et elle-même victime d’une agression, elle est l’une des figures publiques du mouvement #moiaussi au Québec.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Mélanie Lemay

C’est facile de passer ta soirée à aider cette personne, même si tu ne la connais pas, parce que c’est trop important. Je ne veux pas décourager les gens de venir me parler. Mais quand ta cause est publique, que tu es connue pour ça, c’est difficile de tracer une ligne.

Mélanie Lemay, cofondatrice du mouvement Québec contre les violences sexuelles

Les réseaux sociaux aussi sont un canal par lequel arrivent ces témoignages. C’est ce qu’on appelle « déversement de trauma » (trauma dumping), une pratique qui consiste à raconter ses expériences douloureuses à une personne qui ne l’a pas sollicité.

Ces témoignages qu’elle a reçus après ses premières sorties médiatiques l’ont d’ailleurs incitée à suivre une formation en relation d’aide.

Ce n’est pas ce « partage de traumas » qui l’a brisée, mais les contrecoups d’une manifestation qu’elle a organisée avec d’autres militantes en juillet 2020, alors que des dénonciations anonymes et des listes de présumés agresseurs circulaient sur les réseaux sociaux. « Juste le fait qu’on ait nommé qu’on organisait une marche, même si on n’avait rien à voir avec les listes, on a reçu des menaces de mort assez sérieuses. » Craignant pour sa sécurité, elle a déménagé.

Cette journée a changé sa façon de s’engager. « J’ai passé presque un an à ne rien faire. Des actions plus ciblées comme des prises de parole, des lettres ouvertes, mais pas au niveau duquel je me suis déjà engagée. J’ai compris que j’étais en burn-out. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que c’était allé trop loin, qu’il fallait que je trouve un équilibre parce que ça ne pouvait pas être juste ça, ma vie, non plus. »

Elle a depuis suivi la formation Le journal créatif du burn-out offerte par Nathalie Hameau et travaille à adapter cet outil au contexte militant.

« C’est normal de se donner corps et âme »

« Il n’y a personne que j’ai connu qui a fait deux ans de mandat dans le mouvement étudiant et qui allait bien à la fin », lance Laura Daigneault, qui s’est impliquée dans ce mouvement pendant ses études collégiales et universitaires. Après avoir terminé un premier mandat d’un an, elle en a entamé un autre de deux ans comme coordonnatrice aux affaires étudiantes. Elle est partie en 2018, au milieu de l’année scolaire, à bout de souffle.

Le temps qu’a duré son engagement, jamais on ne l’a exposée aux risques d’épuisement. « Au contraire, je pense qu’on valorisait un peu l’épuisement, on valorisait le fait que c’est normal de travailler 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, que c’est normal de se donner corps et âme, qu’à partir du moment où on accepte un mandat dans le mouvement étudiant, on se doit de mettre notre vie sur pause parce que c’est une cause qui est noble. »

Elle a essayé d’en parler, mais nommer sa fatigue était « normalisé ». La seule voie de sortie était de quitter le mouvement. Celle qui souhaitait se diriger vers les relations industrielles ou l’action syndicale s’est plutôt inscrite à l’université en géographie, où elle a peu à peu renoué avec l’engagement, mais à plus petites doses.

Le président de la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ), Samuel Vaillancourt, dit être conscient de l’épuisement vécu par certains militants.

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Samuel Vaillancourt

« C’est un sujet sur lequel on travaille, affirme celui qui doit lui-même jongler avec un horaire chargé. Du moins dans les dernières semaines, il y a eu des réflexions sur ce qu’on peut faire pour contrer cette difficulté qu’on observe, parce que l’implication, ce n’est pas seulement du 9 à 5, et dans le mouvement étudiant, il faut jongler avec des études à temps plein, parfois un emploi à temps partiel. Mais on sait qu’il y a des défis sur le plan de l’énergie qui est donnée dans le mouvement étudiant. »

Aucune mesure concrète n’a encore été mise en place, mais la FECQ dit vouloir exercer un leadership positif sur les associations locales pour qu’un changement de culture s’opère.

« Une responsabilité de groupe »

Longtemps absents des organisations militantes, la menace de l’épuisement et le discours sur l’importance de prendre soin de soi s’y taillent tranquillement une place.

Selon la chercheuse Anne-Sophie Gousse-Lessard, il s’agit d’une responsabilité des organisations.

Il y a une responsabilité individuelle, mais aussi de groupe pour accepter que les gens doivent prendre des pauses, déconnecter, donner l’espace pour ventiler aussi, parler de nos émotions, de notre épuisement. Il y a plein de pratiques qui peuvent aider à maintenir un certain bien-être psychologique des militants, mais aussi, un désir de rester.

Anne-Sophie Gousse-Lessard, professeure associée à l’Institut des sciences de l’environnement de l’UQAM

En janvier 2021, Amnistie internationale a publié le deuxième fascicule de sa série Sauver le monde sans s’effondrer, un « manuel du bien-être pour les jeunes militant·e·s ». En février dernier, le HUB de mobilisation pour la justice climatique a organisé un cercle de partage sur la fatigue et le burn-out en temps de pandémie à la demande des militants qu’il soutient.

Selon Mme Gousse-Lessard, il faut aussi diminuer l’esprit performatif présent dans certains mouvements. En entrevue, plusieurs militantes ont montré du doigt les relations interpersonnelles toxiques et les luttes de pouvoir qui ont cours au sein des milieux militants.

« Ce n’est pas tant le fait de s’engager qui peut mener à l’épuisement, mais c’est comment on s’engage », souligne Anne-Sophie Gousse-Lessard.

Stéphanie Germain constate que la jeune génération accorde une importance particulière au bien-être. « Il y a quand même ce besoin de care chez la nouvelle génération de militants et militantes qui veulent militer différemment. C’est pour ça que le hashtag Black Joy est né. C’est là, la joie noire, c’est une résistance. Et moi, quand j’ai pris ma pause, juste le fait d’être bien dans ma peau, ça faisait partie de ma résistance. Ça fait partie de mes luttes, parce que si je vais bien, c’est une personne noire de plus qui va bien dans ce système. »