La propagation du coronavirus a chamboulé le quotidien de tout un chacun. En réponse à cette situation aussi angoissante qu’exceptionnelle, de petites actions devenues récurrentes et des gestes très simples, mais parfois lourds de sens se sont instaurés au Québec, comme un peu partout sur la planète : voici venu le temps des nouveaux rituels. Des anthropologues analysent pour nous le phénomène.

Qui n’a pas remarqué cette floraison d’arcs-en-ciel, jaillissant des fenêtres à tout coin de rue, de Montréal à Gaspé ? Coiffés de la formule « Ça va bien aller », répétée comme un mantra, ils ont envahi les ruelles comme les espaces virtuels, ornant les photos de profil Facebook ou agrémentant les publications numériques. Ce symbole, importé d’Italie et reproduit tout particulièrement au Québec, est devenu le fer de lance de l’optimisme et de l’entraide collectifs ; des couleurs et un arc pour abattre la grisaille et sa courbe mortelle. L’apposer sur sa vitre ou sur son profil relève désormais du rituel, un nouvel acte du vivre-ensemble, que même les commerces et entreprises ont adopté.

De la crise, d’autres pratiques récurrentes, que l’on peut qualifier de cérémonielles, ont émergé, ici comme ailleurs.

PHOTO JACQUES BOISSINOT, LA PRESSE CANADIENNE

Tous les jours, à 13 h, des milliers de Québécois suivent la conférence de presse quotidienne du gouvernement, qui annonce les bilans et les directives. Un rendez-vous qui a pris des allures de grand-messe nationale.

À 13 h, des milliers de Québécois suivent la conférence de presse quotidienne du premier ministre flanqué de ses troupes, afin de connaître l’évolution du bilan et les nouvelles instructions gouvernementales. Cette sorte de grand-messe nationale a même lieu les dimanches, c’est dire… François Legault y a d’ailleurs prononcé la fameuse litanie, mardi : « Ça va bien aller ».

En France, tous les soirs à 20 h, on lance un hommage destiné au corps soignant : les citoyens se postent aux fenêtres et voilà tout le pays qui applaudit comme un seul homme. Et comme on ne se refait pas, a rapidement surgi l’idée de coupler ce nouveau rituel avec un autre déjà bien rodé, en instaurant un « apéro aux fenêtres » tous les vendredis soir.

En Italie, les confinés se présentent aussi aux lucarnes et balcons pour entonner des chants en chœur. 

  • La crise touche tous les secteurs, et même les commerçants ont adopté le rituel de l’arc-en-ciel.

    PHOTO HUGO-SEBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

    La crise touche tous les secteurs, et même les commerçants ont adopté le rituel de l’arc-en-ciel.

  • Les Québécois se sont approprié le symbole de l’arc-en-ciel et la formule «Ça va bien aller», venus d’Italie. Certains parents organisent des chasses à l’arc-en-ciel dans les rues de Montréal pour occuper leurs enfants.

    PHOTO HUGO-SEBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

    Les Québécois se sont approprié le symbole de l’arc-en-ciel et la formule «Ça va bien aller», venus d’Italie. Certains parents organisent des chasses à l’arc-en-ciel dans les rues de Montréal pour occuper leurs enfants.

  • À travers le Québec, enfants et parents se sont approprié le symbole de l’arc-en-ciel, le transformant même à leur guise. Des résidants de Limoilou en ont ainsi formé un avec leur corde à linge.

    PHOTO YAN DOUBLET, LE SOLEIL

    À travers le Québec, enfants et parents se sont approprié le symbole de l’arc-en-ciel, le transformant même à leur guise. Des résidants de Limoilou en ont ainsi formé un avec leur corde à linge.

  • Rideaux baissés, portes closes, mais arc-en-ciel bien en vue: le commerce Olives et Café Noir a suivi le mouvement.

    PHOTO HUGO-SEBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

    Rideaux baissés, portes closes, mais arc-en-ciel bien en vue: le commerce Olives et Café Noir a suivi le mouvement.

  • PHOTO HUGO-SEBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

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Symboles et solidarité

Des arcs-en-ciel aux cocktails, que révèlent sur nous-mêmes ces pratiques sociales engendrées de la crise ?

« Le rituel, c’est une communication en soi qui crée de la solidarité entre ses participants, entre autres parce qu’il permet de dégager un sentiment d’appartenance, le partage de croyances et de valeurs communes, ainsi qu’une cohésion sociale », souligne l’anthropologue Vincent Fournier, qui note que nos sociétés contemporaines ont beaucoup simplifié ces gestes et cérémonies. L’universitaire de l’UQAM dresse un parallèle avec les initiations dans les établissements scolaires ou les clubs, où le rituel est perçu comme une épreuve, cimentant une solidarité issue d’une souffrance subie ensemble. L’adversité vécue par tous pendant la crise de la COVID-19 « a le même effet », même si le rituel n’est pas lui-même l’épreuve, avance-t-il.

Guy Lanoue, directeur du département d’anthropologie de l’Université de Montréal, évoque quant à lui la création d’un « espace spécial » par les rituels, où des symboles autrement banals acquièrent une puissance accrue.

« Les personnes participent à des rituels existants, ou en créent de nouveaux, parce que l’action ritualisée, c’est “jouer” avec des symboles hyperpuissants », pose-t-il.

Quand le monde semble incertain, comme aujourd’hui, l’action rituelle normalise le chaos et donne aux personnes l’impression qu’elles sont plus fortes qu’elles ne le sont en réalité, parce qu’elles sont capables de créer ou de participer dans un mini-monde parsemé de symboles et d’actions hyperpuissants.

Guy Lanoue, directeur du département d’anthropologie de l’Université de Montréal

Une « communic-action »

Afficher un arc-en-ciel ou applaudir à sa fenêtre n’éradiquera pas le virus, maugréeront certains. Il s’agit toutefois, au-delà de sa fonction de communication, d’un mode d’action visant à provoquer un effet.

« Dans le rituel, il y a cette idée de communiquer, mais c’est aussi une action qui se veut efficace. Le baptême, par exemple, “transforme” l’enfant et le fait entrer dans la communauté des croyants. Si l’on pense aux rituels magiques, le fait d’avoir accompli le rituel est gage de sa propre efficacité », souligne M. Fournier.

PHOTO MARTIN BUREAU, AGENCE FRANCE-PRESSE

Les nouveaux rituels prennent une forme différente d’un pays à l’autre. En France, tous les soirs à 20 h, les citoyens se postent à leur fenêtre ou à leur balcon et applaudissent, un geste destiné à saluer les efforts du corps médical.

Là, on voit que le corps médical est débordé et nous, on reste là, à ne rien faire. Participer à des rituels comme l’applaudissement nous donne le sentiment de faire quelque chose, ne serait-ce que symboliquement.

Vincent Fournier, anthropologue

« Devant cette menace aveugle, on essaye d’être dans l’action, on va faire des réserves. On se dit : “Au moins sur ça je peux avoir un effet” », poursuit-il, revenant sur la fameuse ruée vers le papier-toilette.

Une idée corroborée par Guy Lanoue : « Le sens de l’action rituelle n’est pas important, comme frotter une patte de lapin pour la bonne fortune. C’est insensé du point de vue du contenu de l’action, mais très rationnel du point de vue d’une personne sans pouvoir – temporairement ou non – qui veut, par ses actions, tenter de contrôler “son” monde en en créant un autre. »

Des rituels remplacés par d’autres

L’apparition de nouveaux rites sociaux survient à l’instant même où bon nombre d’anciennes pratiques se retrouvent en sursis. Exemple édifiant : la fin de la très symbolique poignée de main, de la bise et des embrassades. Tout comme les anniversaires célébrés entre amis. Et que dire de ces rendez-vous cycliques qui soudent les foules, comme les matchs du Canadien religieusement suivis, désormais sur la glace ? Quant aux routines de la « normalité », beaucoup se sont évanouies – amener les enfants à l’école, visiter ses amis, fréquenter bars et restaurants le samedi…

Pour combler cette interruption, certains se créent de nouvelles habitudes périodiques, individuellement ou en famille. Ainsi, une résidante de Lévis a pris la résolution de contempler tous les couchers du soleil. « Un rituel que je compte mettre en place tous les soirs de beau temps. C’est pile le bon temps pour mettre en place une habitude. Je vois le positif dans ce qui arrive. C’est la fin “d’un” monde, le changement du monde », écrit-elle sur Facebook. D’autres confinés publient quotidiennement des archives de leurs photos de voyage, faute de pouvoir se lancer sur les routes. Tout en répétant, en chœur, la même sentence de solidarité : « Ça va bien aller ».