Près de 4 sur 100. C’est le nombre d’enfants de moins de 15 ans qui vivent avec une incapacité au pays. C’est 12 % de plus qu’en 2001. Plus de 200 000 familles canadiennes qui, jour après jour, doivent composer avec un enfant qui, s’il a de la chance, marchera peut-être un peu moins vite que les autres, parlera peut-être un peu plus lentement. S’il est malchanceux, peut-être ne marchera-t-il jamais. Peut-être ne dira-t-il jamais « maman »…

Philippe Brosseau, alias Philou, est âgé de 7 ans. Mais dans les faits, il n’a pas 1 an. Il n’aura jamais 1 an. Six mois, au mieux. Et pour le reste de ses jours.

Philou est né avec un cerveau très atypique. Bourré de lésions. Manque d’oxygène à la naissance ? Maladie génétique ? Virus ? Mystère. Il n’a jamais eu de diagnostic précis. Seul et unique verdict : paralysie cérébrale aiguë.

Les médecins ont d’abord cru qu’il avait une maladie génétique dégénérative. Qu’il ne survivrait pas. Erreur. Le petit a tenu le coup. Puis ils ont pensé qu’il n’avait qu’une paralysie cérébrale légère. Ses parents, Diane Chênevert et Sylvain Brosseau, se sont mis à espérer. Peut-être allait-il marcher ? Erreur, à nouveau. Plus il grandit, moins ses muscles se développent. Ils viennent d’ailleurs de se rendre à l’évidence : Philou ne marchera jamais. Il sera toujours confiné à un fauteuil roulant.

Pourtant, il sourit. Il crie, il pleure aussi. Et il rit. Il a même des fous rires. Mais là se limite sa communication.

Jadis, des enfants comme Philou n’avaient pas une très grande espérance de vie. Une pneumonie finissait par les emporter. Mais cela n’est plus vrai. « Avec tous les progrès de la technologie, ces enfants survivent », explique Isabelle Bitaudeau, présidente par intérim du Conseil de la famille et de l’enfance du Québec, qui vient de publier une étude sur la vie de famille avec un enfant handicapé. « Les enfants qui naissent handicapés peuvent vivre de longues années », poursuit-elle.

Histoire de mettre un visage à ces chiffres, nous avons passé 24 heures avec Philou : de son retour de l’école à son départ le lendemain, nous avons assisté à ses exercices quotidiens d’étirement des muscles, son bain, la préparation de ses purées, le rituel du repas, le changement de ses couches, son coucher. Avec Diane, sa mère, nous avons monté, descendu, et remonté encore les 17 marches de l’escalier de la maison familiale, le grand bonhomme de 20 kg dans les bras. Dans la nuit, nous nous sommes levés avec elle, toutes les deux heures, pour le changer de position. Au petit matin, après un sommeil sans cesse entrecoupé et pas du tout reposés, nous nous sommes levés pour préparer ses 18 médicaments quotidiens. Nous avons assisté à la course folle du matin pour ne pas rater son autobus jaune, puis nous l’avons suivi à l’école Victor-Doré, dans le monde des enfants handicapés.

« Une nuit, ça va vous donner une idée, mais Philou a 7 ans, nous a fait remarquer son père, Sylvain. Si vous étiez venus il y a quatre ans, nous aurions tous été assis dans le salon, à brailler. »

Des années de suivi psychologique plus tard, la petite famille s’est trouvé un semblant d’équilibre. Mais rien de bien solide. Chaque fois que Diane voit un poupon, elle craque, nous a-t-elle confié, les yeux pleins de larmes. « Je suis jalouse quand je vois des bébés. C’est épouvantable. Je les trouve tellement chanceux. Cela fait tellement apprécier la normalité. »

Et l’avenir ? Une fois son « secondaire » terminé, où ira Philou ? « Notre plus grand souhait, c’est qu’il parte avant nous… »

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Philou sort de l’autobus scolaire accompagné par sa mère Diane Chênevert.

15 h 40. Philippe Brosseau, alias Philou, sort de l’autobus scolaire. Sa journée à l’école Victor-Doré, établissement voué à l’enseignement aux enfants handicapés, où il figure parmi les cas les plus lourds, est terminée. Celle de sa mère, par contre, est loin d’être finie.

Après avoir déshabillé fiston, vidé son sac à dos, pris connaissance des messages laissés par l’école (il manque des seringues et des couches, on a réparé la roue du fauteuil), c’est l’heure de la « planche », un appareil qui permet, pendant une petite heure par jour, à Philou de passer de la position assise, à la position debout, afin de faire travailler ses muscles, qui ne se développent pas aussi vite que ses os.

Dix-sept marches. Vingt kilos dans les bras. Plusieurs fois par jour. La famille rêve de se faire installer un ascenseur. Mais l’appareil est coûteux : plus de 20 000 $, sans compter l’installation et les travaux évalués à plusieurs milliers de dollars. Au total, Diane estime qu’il en coûterait près de 80 000 $ pour adapter sa maison (incluant l’ascenseur, un grand bain pour Philou, etc.). De son côté, le programme d’adaptation du domicile (PAD) de la Société d’habitation du Québec accorde une somme maximale 16 000 $. L’ascenseur va donc attendre. Et les parents, continuer de s’abîmer le dos.

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« Quand j’étais plus petite, je pensais tout le temps que mes parents aimaient mieux mon petit frère. Ils portaient moins attention à moi », confie Camille, 10 ans, qui a été suivie quatre ans par un psychologue à Sainte-Justine. « C’est sûr qu’il ne peut pas me tirer les cheveux ou me prendre mes affaires, mais j’aurais aimé ça avoir un frère normal, pour jouer avec lui. C’est pour ça que ma mère vient de m’acheter un chien. »

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La famille soupe avec Philou.

19 h 30. Le souper est fini. Diane a le dos en compote, et demande à Sylvain de monter Philou, pour les exercices quotidiens sur le tapis.

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Philou est aux anges. L’eau, il aime. Comme un bébé. « Quand on ne sait plus quoi faire, on prend un bain. Parfois deux ou trois fois par jour », raconte sa mère. « On frotte le cou, les jambes, les mains… Est-ce qu’on lave les cheveux, Philou ? », demande-t-elle à son fils.

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L’un des effets secondaires de la médication (Philou prend 18 médicaments par jour), c’est la constipation. Or, voilà près de six ans que Diane essaie d’entraîner son fils à la propreté. Dès qu’elle le voit forcer, elle le prend dans les bras et le pose sur sa « toilette », une sorte de fauteuil roulant sur un seau. « Je le fais pour qu’il ait sa dignité. » Pendant qu’elle s’occupe du petit, Sylvain, lui, prépare le souper.

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« Quand il a fallu changer de sorte de couches, passer de celles de bébé à celles d’incontinence, cela a été très dur. Cela m’a pris un an. J’étais pas capable. Des couches d’incontinence, il va en porter toute sa vie. Alors que des couches de bébé… Chaque fois, il faut faire un deuil. »

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« Est-ce qu’on joue ? On étire le Philou ! » Pendant une grosse demi-heure, Diane étire son fils, fait travailler ses jambes, assis sur un ballon, ou ses bras, couché sur un tapis. Comme un poupon, Philou ne tient pas sa tête tout seul. Diane doit donc toujours le tenir. Sans quoi, il tombe.

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On dirait qu’il marche. Mais comme un jeune bébé, ce n’est qu’un réflexe. « C’est le réflexe du nouveau-né. C’est tout ce que c’est. Le réflexe du nouveau-né », répète Diane.

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Est-ce qu’il pleure beaucoup ? « Disons plus qu’un enfant de 7 ans, répond Diane. Il faut juste que je ne montre pas à quel point cela vient me chercher. Ça ne l’aide pas à grandir. Mais ça vient me chercher, c’est épouvantable. »

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« Ça, c’est le plus beau moment de ma journée », dit la mère en berçant tendrement son grand bébé dans les bras. Quinze minutes plus tard, il dort.

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Minuit, 2 h, 4 h. Comme un zombie, Diane se lève. Il faut tourner Philou. Puis le retourner. Puis arrêter son « gavage », ce tube qui lui injecte, directement dans le système digestif, du lait hypercalorique. Un gavage essentiel, afin que Philou ait un apport calorique suffisant. Les purées ne suffisent pas.

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5 h 43. Diane est déjà debout. Elle prépare le sac de Philou, ses purées pour le dîner, et met en marche la machine à café. « Le café, je pourrais me shooter ça dans les veines. » De 14 par jour il y a quelques années, elle n’en prend désormais que quatre. « Je carburais à ce que je pouvais ! »

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Les premiers médicaments de la journée sont prêts : digestion, épilepsie, spasticité, tout y est. Philou en prendra deux avant, puis deux après son déjeuner.

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7 h 30. « J’ai de la misère encore, confie Diane en essuyant une larme. Je le fais manger à la cuillère comme un petit bébé, puis je l’envoie dans un autobus scolaire. Ça ne marche pas. »

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« Le chien, c’est devenu ma thérapie. Il me force à marcher tous les jours. C’est ma thérapie à moi », dit Diane, pendant sa demi-heure quotidienne dans la montagne. Une demi-heure rien qu’à elle.

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Visite-surprise de maman à l’école Victor-Doré. Comme un bébé perturbé dans sa routine, Philou est inconsolable.

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« Des fois, quand je le berce à l’hôpital [après une crise d’épilepsie, tous les trois mois environ], je souhaite qu’il arrête de souffrir. Oui, je crois qu’il est heureux, mais à quel prix ? »

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Comme un bébé perturbé dans sa routine, Philou est inconsolable.

Du répit pour les plus grand

Depuis que Philou est tout petit, Diane Chênevert caresse un rêve : fonder un centre de répit. « Il faut que je fasse quelque chose », s’est dit cette battante, à force de voir des mères comme elle, à bout de forces, sans jamais trouver d’endroit où confier leur enfant. C’est finalement quand son fils a soufflé ses quatre bougies qu’elle a fait le saut, lâchant son emploi de responsable des communications chez BCE, pour mettre sur pied une fondation. Un an avant elle, son conjoint, jadis employé dans une banque, avait abandonné costume et cravate pour se lancer dans la construction.

Amoureusement baptisé « l’hôtel des enfants handicapés », le centre de répit Philou a ouvert ses portes en avril 2005, dans le quartier Côte-des-Neiges. Il offre une pause aux parents d’enfants comme Philou, âgés de moins de 5 ans, pour une période de 2 à 15 jours consécutifs. Mais comme les besoins ne s’arrêtent pas avec l’entrée à l’école, Diane Chênevert prévoit augmenter ses services sous peu : un étage réservé aux 6-12 ans doit ouvrir cette année. Les travaux commencent en mars. En 2007, le centre a offert pas moins de 1800 répits, à 70 familles. Et Diane mijote encore bien d’autres projets. « Sans rêves, il n’y a pas de vie. »

Mais pas tout de suite. Car d’abord, Diane et Sylvain partent en voyage une semaine en amoureux. Une première en 12 ans…

Urgent besoin de services

Les familles aux prises avec un enfant handicapé en arrachent. Entre les multiples rendez-vous chez les spécialistes et la difficulté de trouver du répit, les sources de stress ne manquent pas. Sans oublier la tension familiale, le malaise des inconnus, l’horaire réglé à la minute et toutes les sorties avortées à cause d’un escalier imprévu, d’un couloir trop étroit.

C’est ce qui ressort de Tricoter avec amour, une étude publiée récemment par le Conseil de la famille et de l’enfance du Québec. « C’est encore une étude, avec une belle reliure, dans laquelle on a mis beaucoup d’argent, dit Annick Girard. Mais nous, on n’a pas plus de services ! Je suis tannée, qu’ils passent donc à l’action. » La jeune mère a dû arrêter de travailler pour s’occuper de son fils, Étienne, 3 ans, trisomique. « Je suis la coordonnatrice des services d’Étienne ! » Outre la garderie, elle doit planifier et accompagner son fils à ses séances d’ergothérapie, de physiothérapie et d’orthophonie, plusieurs fois par semaine. Sans compter ses propres cours du soir pour mieux l’épauler.