Comment garder espoir dans les jours les plus noirs ?

Je me posais la question en regardant les scènes d’horreur qui nous sont parvenues de Gaza après l’explosion meurtrière dans un hôpital. C’était quelques heures après avoir appris qu’une école de l’ONU abritant des réfugiés palestiniens avait été bombardée à Gaza.

Près de deux semaines après les attaques terroristes du Hamas contre Israël, dans cette spirale infernale de violence et de vengeance meurtrière, on a l’impression que le tragique se surpasse jour après jour. Alors que les Israéliens, hantés par la mémoire douloureuse de l’Holocauste, pleurent les victimes du massacre perpétré par le Hamas et meurent d’inquiétude pour ses otages, alors que les Gazaouis, dans une situation humanitaire intenable, tentent d’échapper aux représailles d’Israël, on se demande si le monde n’a pas perdu son humanité.

Pour les Palestiniens poussés à l’exode, l’histoire semble se répéter. Lorsqu’elle a pris connaissance de l’ordre d’évacuation de Gaza du gouvernement israélien, l’écrivaine québécoise d’origine palestinienne Yara El-Ghadban a eu l’effroyable impression d’assister à une sinistre répétition de la Nakba, l’exode forcé vécu par sa famille en 1948, au moment de la création de l’État d’Israël.

« J’ai reçu ça comme un coup. Ça m’a tellement agressée. C’est comme si tout un traumatisme historique remontait à la surface. D’habitude, la première chose que je fais quand je me réveille, c’est de prendre un verre d’eau. Mais même le verre d’eau, je n’étais pas capable de l’avaler. J’ai vomi », raconte l’écrivaine, jointe à Francfort où elle assiste à la Foire du livre, marquée par une polémique autour de la censure de voix palestiniennes.

PHOTO ANDREJ IVANOV, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

L’écrivaine québécoise d’origine palestinienne Yara El-Ghadban

Montréalaise d’adoption, Yara El-Ghadban est une héritière de la tragédie de la Nakba. Ce mot arabe qui signifie « catastrophe » désigne l’expulsion massive et la dépossession des Palestiniens durant la guerre israélo-arabe de 1948. C’est ce qu’ont vécu ses grands-parents, forcés à l’exil comme plus de 700 000 Palestiniens dispersés dans 71 camps de réfugiés. C’est ce qui fait aussi que Yara El-Ghadban est elle-même née réfugiée, de parents ayant tous les deux grandi dans des camps de réfugiés (au Liban et en Syrie). En posant sa valise et ses espoirs à Montréal, sa famille a officiellement été désignée « sans État », issue d’un pays qui n’existe pas⁠1.

Alors que, 75 ans plus tard, les Palestiniens vivent un nouvel exode plus désastreux encore que la Nakba et que l’ONU nous met en garde contre un « nettoyage ethnique » à Gaza, Yara El-Ghadban s’inquiète de l’entreprise de déshumanisation à l’œuvre.

Quand le ministre israélien de la Défense, pour justifier l’imposition d’un siège total contre Gaza, sans électricité, sans vivres, sans eau, a déclaré combattre des « animaux » qui ne méritent rien de mieux que cette punition collective, il employait un langage génocidaire qui n’a pas semblé choquer outre mesure.

« C’est ce qui est le plus blessant. Ce qui m’a le plus troublée, c’est la facilité et la vitesse avec laquelle on déshumanise les Palestiniens. »

Comme si humaniser le Palestinien revenait à déshumaniser l’Israélien après les attaques du Hamas, ce qui est d’une absurdité sans nom. Comme si rappeler l’oppression que vivent les Palestiniens depuis des décennies revenait à justifier l’injustifiable.

Comme n’importe qui ayant un brin d’humanité, comme mère de deux jeunes qui auraient pu se retrouver dans un rave, Yara El-Ghadban est de tout cœur avec les parents israéliens qui ont perdu des enfants dans l’attaque du 7 octobre. Son cœur saigne pour tous les civils tués. Elle trouve toutefois insupportable l’injonction faite aux Palestiniens qui osent s’exprimer sur ce conflit de devoir s’excuser au nom du Hamas et prouver qu’ils sont humains. Comme si on considérait qu’ils étaient inhumains et coupables par défaut.

On n’aurait pas idée d’exiger des artistes israéliens chaque fois qu’ils prennent la parole qu’ils s’excusent pour les actes meurtriers de leur gouvernement, les enfants de Gaza qui meurent sous les bombes et toutes les violations du droit international depuis des décennies. « Mais on demande aux Palestiniens qui sont en train de mourir depuis 75 ans dans l’oppression de s’excuser avant même qu’on daigne les écouter. »

Dans un tel contexte, toute voix palestinienne devient suspecte, s’insurge Yara El-Ghadban, qui fait partie des 600 signataires d’une tribune dans Le Monde protestant contre l’annulation de la remise publique d’un prix à l’écrivaine palestinienne Adania Shibli pour un roman dont l’action se déroule en 1948, qui était prévue le 20 octobre à la Foire du livre de Francfort⁠2.

PHOTO SAMAR ABU ELOUF, THE NEW YORK TIMES

Des enfants entourent une voiture endommagée par un bombardement israélien près d’une école gérée par l’ONU, à Khan Younès, dans la bande de Gaza.

Alors qu’elle reçoit des nouvelles déchirantes de ses amis palestiniens, l’autrice de Je suis Ariel Sharon s’en remet au seul outil dont elle dispose pour faire le pari d’un monde plus juste et plus humain : les mots.

« Je pense que notre travail comme écrivain n’est pas seulement de déterrer les histoires qui ne sont pas racontées ou les voix qu’on a voulu réduire au silence, mais d’essayer d’aller plus loin en imaginant autre chose. Autre chose que ce discours de confrontation dans lequel il n’y a aucune possibilité d’imaginer un avenir commun », me dit l’autrice, qui signait jeudi une tribune poignante dans L’Obs⁠3.

C’est exactement ce qu’elle imagine dans le livre auquel elle travaille en ce moment : un roman futuriste qui raconte une utopie sur la terre palestinienne ancestrale dont sa famille a été chassée. Un monde où tous vivent ensemble, à contresens du discours dominant selon lequel ce serait impossible.

« J’y crois vraiment ! En toute sincérité. C’est ce qui me donne envie de vivre », souffle-t-elle.

Il y a des moments où c’est évidemment plus difficile d’y croire, où elle se demande si elle ne devrait pas abandonner.

Mais fidèle à son maître à penser, le poète Mahmoud Darwich, qui disait que les Palestiniens souffrent d’une maladie incurable nommée espoir, Yara El-Ghadban s’efforce, même dans les jours les plus noirs, de ne pas céder au défaitisme ni au cynisme.

L’espoir, c’est ce qui reste quand on a tout perdu, souligne-t-elle.

« C’est peut-être la seule chose que les peuples opprimés ont et que les peuples privilégiés n’ont pas. »

Alors que le bruit des bombes enterre tout au Proche-Orient, qu’est-ce qui peut encore nous donner espoir ? Je vous en reparle dans ma prochaine chronique.

1. Yara El-Ghadban le raconte en détail dans Les racistes n’ont jamais vu la mer, coécrit avec Rodney Saint-Éloi (Mémoire d’encrier, 2021).

2. Lisez la lettre ouverte publiée dans Le Monde 3. Lisez la tribune de Yara El-Ghadban publiée dans L’Obs