Bottes en peau de serpent, pantalon à effigie de dragon, lunettes fumées, chapeau noir. Il n’y a pas de doute, l’homme de 69 ans qui m’accueille au théâtre Rialto de l’avenue du Parc à Montréal est une légende vivante du rock russe. Mais aux yeux du Kremlin, Boris Grebenchtchikov est surtout un « agent étranger » et un contrevenant.

« Je ne vais plus en Russie parce qu’il y a une peine de prison de 15 ans qui m’y attend. J’aime mieux ne pas me soumettre à ça. Comme vous savez, il y a une loi en Russie qui punit toute transgression à l’égard du récit sur la guerre en Ukraine », dit l’auteur-compositeur-interprète sur un ton bon enfant, avec un certain détachement.

Il ne l’invente pas. En mai, il a été condamné en son absence à une amende pour avoir « discrédité l’armée » par une cour de la ville de Tver, au nord-ouest de Moscou. Au début de la semaine, son nom a été ajouté à la liste des « agents étrangers » du gouvernement russe, une mesure aux relents de guerre froide mise en place en 2012 pour limiter la liberté d’expression dans le pays. Pour salir la réputation des voix critiques qui ont des liens au-delà des frontières de la Russie.

Comment le principal intéressé vit-il avec tout ça ? Avec la sérénité de Bouddha, semble-t-il. « Ce n’est pas grave, la Russie, je l’ai assez vue. Pendant plus de 60 ans, j’en ai fait 12 fois le tour. Je la connais mieux que la plupart des gens », soutient celui qui a élu résidence en Grande-Bretagne.

Boris Grebenchtchikov, que les Russes désignent par ses initiales, B.G., roule sa bosse depuis les années 1970. Originaire du Leningrad soviétique – l’actuel Saint-Pétersbourg –, il n’avait pas 20 ans quand il a mis sur pied le groupe Akvarium avec un de ses meilleurs amis.

Il est ainsi devenu l’un des pionniers de la scène rock underground, un caillou dans le soulier de l’URSS de Leonid Brejnev, en pleine répression politique. Un Bob Dylan à la russe.

Depuis, il n’a jamais déposé sa plume, sa guitare, son humour et son indépendance d’esprit. Qu’importe le prix.

L’invasion russe de l’Ukraine est à ses yeux un crime. « En fait, c’est pire qu’un crime, dit-il. C’est un crachat au visage de l’histoire de l’humanité », lance-t-il.

Au cours de la dernière année et demie, il n’a pas hésité à participer à des concerts dénonçant la guerre de Vladimir Poutine, dont il ne prononce pas le nom. À chanter à trois voix sur Face to Face, chanson trilingue qu’il a enregistrée avec le chanteur ukrainien Serhii Babkine ainsi qu’avec Dave Stewart, chanteur et producteur britannique rendu célèbre par Eurythmics. Le tout au profit d’une organisation liée à la présidence ukrainienne.

Regardez le vidéoclip de Face to Face

Ces jours-ci, il donne des concerts de ville en ville, allant à la rencontre de la diaspora russe. C’est lors de son passage à Montréal le 22 juin que j’ai pu l’interviewer, 27 ans après l’avoir vu en concert dans la Russie de Boris Eltsine. Quand les Russes croyaient à l’établissement d’une démocratie chez eux. Moi aussi.

Une illusion que n’a jamais partagée la vedette du rock, devenu davantage un chanteur folk avec les années.

Je n’ai jamais fait confiance à la société soviétique. Je n’ai pas fait confiance non plus à la société criminelle qui l’a remplacée, et évidemment, je ne fais pas confiance à ce qu’il se passe maintenant. Pour moi, ça fait partie de la même équation.

Boris Grebenchtchikov

Qu’importe l’état de son pays natal, il aime toujours monter sur scène pour son public, majoritairement russe. Et ces jours-ci, ses spectateurs reçoivent ses offrandes musicales en plein cœur. « Il y a tellement de gens qui pleurent pendant la première moitié du concert », note Boris Grebenchtchikov, en ajoutant n’avoir jamais rien vu de tel. « Selon moi, les gens viennent nous voir, moi et mon groupe de musiciens, parce qu’ils veulent qu’on leur rappelle ce qu’ils ressentent. Ce qu’ils ont oublié. Ils pleurent au début du spectacle, mais ils dansent aussi. Être le centre de cette attention, c’est un véritable privilège qui me permet d’en savoir plus sur ce que nous sommes comme êtres humains. On voit rapidement ce qui nous unit et ce qui nous sépare », dit le chanteur.

Mais encore ? Selon le rockeur, l’humanité est divisée en deux. Entre le yin et le yang. Entre l’ordre et le chaos. Entre les colombes et les faucons.

« On a besoin des deux pôles pour qu’il y ait du courant. Sans cette bataille constante, il n’y a pas de vie. L’univers se termine, dit l’adepte de philosophies orientales. Chacun choisit son camp et décide ce qu’il va faire ou non. »

Heureusement, Boris Grebenchtchikov croit au karma.