« Ils ont pris mon bébé. C’était encore un enfant. Il avait encore besoin de sa mère. Ce matin, il m’a fait un bisou. Il m’a dit : “Maman, je t’aime, fais attention à toi.” […] Nous sommes partis en même temps. Une heure plus tard, on m’appelle pour me dire qu’on a tiré sur mon fils. Je vais faire quoi ? Je vais faire quoi ? »

Les yeux embués, Mounia M. fixe la caméra. Quelques heures après la mort de son fils Nahel, âgé de 17 ans, elle enregistre cette petite vidéo qui traduit l’immense drame qui lui est tombé dessus.

Et ce drame, il est aussi consigné dans une autre vidéo. Un court clip dans lequel on voit deux policiers à côté d’une auto jaune serin, avec leurs armes braquées sur ce qu’on devine être le conducteur. Quand ce dernier démarre, on voit l’un d’eux tirer à bout portant, en hurlant. Des images des dernières secondes de la vie de Nahel M.

Les deux vidéos sont puissantes. La première crève le cœur alors que la deuxième fait exploser en quelques secondes la version des faits donnée par les policiers impliqués, selon laquelle l’automobiliste leur aurait foncé dessus.

Ensemble, ces images ont eu l’effet d’un cocktail Molotov lancé sur une mare d’huile de ressentiment. Le feu de la colère s’est vite répandu dans les rues de Nanterre, où le jeune Nahel a été tué, puis dans d’autres banlieues de Paris, ainsi qu’à Lyon, à Lille et ailleurs dans l’Hexagone. Il brûle depuis.

Impossible de ne pas faire le rapprochement avec les scènes qui ont suivi la mort de George Floyd, asphyxié sous le genou d’un policier à Minneapolis, aux États-Unis, en mai 2020. Ou encore avec les émeutes de Clichy-sous-Bois qui se sont répandues dans toute la France en 2005 à la suite de la mort de deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré. Les deux jeunes s’étaient électrocutés en tentant d’échapper à un contrôle policier.

Dans tous ces cas, les victimes sont issues de minorités visibles, ou, si vous préférez le vocabulaire du moment, de groupes racisés.

On ne peut pas accuser les autorités françaises de ne pas avoir tenté de calmer le jeu. En détention provisoire depuis jeudi, le policier qui a tiré sur la gâchette a été mis en examen par la justice pour « homicide volontaire ».

Le président du pays, Emmanuel Macron, a rapidement qualifié d’« inexcusable » le geste de l’agent. D’autres ministres l’ont imité, au grand dam des syndicats de policiers, qui estiment que ces prises de position sont trop hâtives.

De son côté, la mère du jeune Nahel a affirmé lors d’une conférence de presse – juste avant une marche à la mémoire du disparu – qu’elle n’en voulait pas à toute la police française, mais seulement à celui qui lui a enlevé son fils unique.

Mais rien de tout ça ne semble avoir étouffé les flammes. Le feu semble pour le moment indomptable. Dans la rue, on dénonce la « police qui tue ».

Chercheur se penchant sur les relations entre les forces de l’ordre françaises et la population, Christian Mouhanna n’est pas surpris. Ces relations se sont dégradées lentement mais sûrement, note-t-il, et ressemblent aujourd’hui à une bonbonne de gaz ouverte qui attend une étincelle pour s’embraser

« Ça fait 30 ans qu’on a des émeutes après des abus, réels ou supposés, de la police. On a les mêmes débats, mais rien ne change, dit le directeur du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, lié au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). On est dans une logique de sécurité basée sur le contrôle de la population, qui se résume à faire de l’autoritarisme. »

Selon lui, la France paye cher l’abandon de l’expérience de la police de proximité, approche dont elle était une précurseure dans les années 1990.

Quand Nicolas Sarkozy est devenu ministre de l’Intérieur, il a dit : “On arrête tout ça. Faites des arrestations, faites des contrôles.” On n’a pas mesuré l’avantage d’une police qui jouait au soccer [avec les jeunes des banlieues]. Au lieu de ça, on a construit des murs [entre policiers et civils].

Christian Mouhanna, directeur du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales

On observe d’ailleurs une hausse marquée des morts lors d’interventions de la police depuis le début de la décennie, selon le média en ligne Basta qui a procédé à un minutieux décompte. Si, en moyenne, on dénombrait une vingtaine d’interventions policières létales de 2010 à 2019, ce nombre a doublé à partir de 2020. Il se maintient autour de 40 depuis. Et ce chiffre inquiète.

Jeudi, plusieurs pointaient du doigt une loi adoptée en 2017 qui donne plus de latitude aux policiers dans l’utilisation de leur arme.

Cette loi et l’ensemble des pratiques de la police française dans les quartiers moins nantis de l’Hexagone sont maintenant au banc des accusés d’un tribunal populaire sorti de ses gonds.

Ce n’est malheureusement pas dans ce chaos – entre les autos de police calcinées et les autres symboles de l’État attaqués – que Mounia M. obtiendra pour Nahel la justice qui lui est due.

Il faudra plutôt trouver le moyen de fermer la bonbonne à gaz.