L’expérience
Il y a une chaleur sans pareille dans ce restaurant qui, en 2002, posait ses pénates dans une rue Notre-Dame Ouest ne ressemblant pas du tout à l’enfilade de cafés, restos et boutiques à la mode d’aujourd’hui. Malgré des rénovations récentes, pilotées par la copropriétaire Allison Cunningham, avec son goût impeccable (du joli papier peint, de nouveaux caissons en bois, des salles de toilettes rafraîchies, etc.), l’âme de Joe Beef se promène toujours aussi allègrement d’une des trois intimes salles à manger à l’autre.
Par un vendredi soir frisquet, on nous place, mon heureuse élue et moi, dans la section « wagon de train », qui jadis était la terrasse couverte où, je dois l’avouer, j’ai déjà passé de grands moments d’excès !
Force est de constater que l’ado turbulent qu’était Joe est en effet entré dans l’âge adulte ces dernières années. Il mérite d’être réapprivoisé par les Montréalais qui l’ont peut-être abandonné au sort des touristes, à l’époque où c’était quasi impossible d’y réserver.
À la mi-repas, nous remarquons, mon amie trentenaire et moi, que la clientèle de notre wagon vert forêt aux banquettes terre de Sienne est plutôt jeune et tranquille. Moins tranquille, par contre, est la liste d’écoute, qui se fait un peu trop remarquer quand les haut-parleurs se mettent à cracher du Def Leppard. Mais on pourrait toujours dire que ça fait partie du « charme ».
Aux autres tables il y a des couples et des petits groupes qui ne déplacent pas trop d’air. Les gros canons de bourgogne et de beaujolais ne se succèdent pas « comme dans l’temps ». Une pinte de bière ici, un cocktail là. Laura Piasek, assistante à la sommellerie, confirme que les gens boivent moins. Question de santé ou de portefeuille ? Sans doute les deux.
Raisonnables aussi, nous passons directement à la bouteille qui accompagnera le repas, bien qu’on nous ait vanté le martini. Ce sera un blanc du microdomaine bourguignon de Jérémy Recchione, appellation mâcon-davayé, qui se révélera parfois en accord, parfois en désaccord avec nos plats. Mais peu importe, le vin est délicieux, tendu, salivant, avec de subtiles notes de poires cuites qui brilleront sur un de mes services préférés de la soirée : la salade !
Qui aurait cru qu’un gros bol de laitues amères, garni de trois quenelles de fromage frais aux herbes (dominance d’estragon), volerait un jour la vedette au Joe Beef ?
Le reste du repas est bien fidèle à l’idée qu’on peut se faire de cette table née d’un amour des classiques français, mais aussi d’un ancrage profond dans la culture québécoise, le tout marqué par le sens de l’humour et de l’irrévérence du chef copropriétaire Frédéric Morin. Par exemple, le kitsch cocktail de crevettes aux origines mystérieuses retrouve ici ses lettres de noblesse, avec de dodus crustacés du golfe de la Floride (en attendant nos petites « de Matane »), enrobés dans une sauce juste assez piquante de raifort.
J’adore les réconfortants œufs en meurette, plat bourguignon qui ne court pas les menus à Montréal. Ici, on remplace les œufs pochés par un flanc à la moelle bien goûteux, déposé sur la traditionnelle sauce au vin rouge, aux oignons, aux champignons et aux lardons. Le « lièvre à la royale » est un autre classique, mais de très haute voltige. Ici, la galantine chaude farcie au foie gras et aux truffes est à base de lapin. Elle est servie en tranche épaisse nappée d’une sauce au vin rouge liée au sang. Nous avons choisi d’accompagner cette merveille d’asperges blanches en crème généreusement ennoblies de truffe (un cadeau pour les clients, disons, « spéciaux »).
Le sgroppino, une flûte de sorbet au citron et de zestes confits noyés dans les bulles (on nous a peut-être servi la version de luxe, avec champagne au lieu de prosecco !), joue autant le rôle de dessert que de digestif. C’est davantage un cocktail qu’un dessert. Le marjolaine selon (Fernand) Point, en revanche, est le parangon du gâteau à étages, qui réjouira les becs sucrés en manque de chocolat et de praliné.
Qui sont-ils ?
Au départ, ils étaient trois : Frédéric Morin, Allison Cunningham et David McMillan. Ce dernier a quitté le navire – ou plutôt le train, connaissant l’amour de M. Morin pour ce moyen de transport – en 2021. Marc-Olivier Frappier et Vanya Filipovic ont également décidé de voler de leurs propres ailes avec Mon Lapin. D’autres anciens sont devenus associés. On ne compte plus les chefs, sommeliers/sommelières et autres travailleurs de la restauration aujourd’hui réputés qui sont passés par les cuisines et la salle du Joe Beef et des autres membres de la famille (Liverpool House, Vin papillon et McKiernan).
Aujourd’hui, l’institution marche comme sur des roulettes grâce à une équipe de vrais professionnels bien investis dans leur métier. Je n’aurais d’ailleurs pu avoir plus belle surprise que celle de me faire servir par Alexis Demers, membre du collectif Menu Extra et ancien du Mousso, tout en croisant James Graham Simpkins, aujourd’hui directeur général des quatre restaurants du groupe.
Aux fourneaux, il y a un peu de mouvement par les temps qui courent. Le chef de cuisine Benji Greenberg part bientôt s’occuper de sa famille en devenir, puis mettre au monde un projet de déli. Le sous-chef Ben Lang, ancien de L’Abattoir, à Vancouver, montera en grade. Ce sont toujours Jean-Philippe Miron et Frédéric Morin qui conçoivent les menus. Les vins sont choisis par un autre fidèle, Max Campbell, et son assistante Laura Piasek.
Les prix
Il fut une époque où manger au Joe Beef coûtait pas mal plus cher que dans des restaurants de cuisine d’auteur moins médiatisés. Aujourd’hui, les prix d’une table bistronomique ont presque rejoint ceux du Joe Beef. Bref, tant qu’à payer cher, autant payer pour une cuisine de génie, un service d’expérience, des vins qui chantent et un cadre d’une rare individualité, où chaque objet a une histoire. Notre (généreux) repas pour deux, avec bouteille à une centaine de dollars, a coûté 360 $ avec taxes et pourboire. Mais en optant pour le service de caviar, le spaghetti au homard, une pièce de bœuf et un grand cru au bas de la carte des vins, l’addition pourrait bien sûr gonfler jusque dans les quatre chiffres.
Information
Ouvert du mardi au samedi, de 17 h à 22 h 30. Groupe de 6 personnes maximum.
2491, rue Notre-Dame Ouest, Montréal
Consultez le site du Joe Beef