(Îles-de-la-Madeleine) Vous voulez manger moins de viande d’élevage ? Qu’elle soit sans hormones et locale ? Les Madelinots ont la solution : optez pour le loup-marin. De jeunes chasseurs et entrepreneurs veulent redonner un nouveau souffle à cette chasse traditionnelle. Et cela passe par l’assiette des Québécois.

Réapprivoiser le phoque

« Soixante-quinze. »

Il y a une pointe de fierté dans la voix de Gil Thériault quand il prononce ces mots. Soixante-quinze personnes ont demandé cette année un premier permis de chasse au phoque et reçu la formation obligatoire préalable. « C’est beaucoup ! », observe le directeur de l’Association des chasseurs de phoques intra-Québec.

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Un plat de loup-marin servi au restaurant Quai no 360 à Cap-aux-Meules.

Beaucoup ? Oui, quand on considère que la chasse au phoque n’est plus l’ombre de ce qu’elle était aux Îles il y a 10 ans. En 2009, dernière année avant l’entrée en vigueur de l’embargo européen sur les produits du phoque, 20 314 phoques du Groenland ont été abattus au Québec, contre quelques centaines en 2018. Des quelque 600 chasseurs qui détiennent encore un permis de chasse aux Îles-de-la-Madeleine, Gil Thériault estime que 10 %, tout au plus, l’utilisent encore. Et ils le font plus souvent à des fins récréatives que commerciales.

Mais voilà que depuis deux ans, le vent tourne doucement aux Îles. « On commence une ère 2.0 de la chasse au phoque », résume Gil Thériault. Deux entreprises québécoises ont entrepris de relancer la commercialisation des produits du phoque chassé (du moins en partie) dans le secteur des Îles-de-la-Madeleine avec une approche bien différente de celle d’avant l’embargo : ces entreprises ciblent d’abord et avant tout le marché québécois. On veut un marché stable, qui ne souffrira pas des politiques étrangères. Mais surtout, on souhaite maintenant utiliser l’animal du museau à la queue, des poils jusqu’aux os, en commercialisant à la fois la viande, la peau et le gras de l’animal, alors qu’auparavant, on s’en tenait essentiellement à la peau, dont le cours était extrêmement volatile, au gré des collections des designers.

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Gil Thériault, directeur de l’Association des chasseurs
de phoque intra-Québec.

Et cette optique séduit. « On remarque un réel engouement, cette année », dit Gil Thériault, d’autant plus remarquable qu’il touche surtout les jeunes. Le président de l’Association des chasseurs de phoques intra-Québec, Jonathan Vigneau, vient tout juste d’avoir 25 ans ; Jacques Leblanc, chef au bistro Alpha, maître dans l’art d’apprêter le loup-marin, n’a pas 30 ans ; Justin Turbide a suivi son cours en mars dernier… à 15 ans !

Deux jeunes femmes de Québec sont en partie responsables de ce regain. Romy Vaugeois a fondé avec sa sœur, en 2017, l’entreprise SeaDNA, qui se spécialise dans la commercialisation d’oméga-3 préparés à partir de graisse de loup-marin et de viande de loup-marin. Leur associé, le boucher — et chasseur — Réjean Vigneau, s’occupe de la préparation et de la transformation de la viande en saucissons, terrines, saucisses, jerky, alouette. Les produits sont commercialisés dans sa boucherie de Cap-aux-Meules, où l’on espère bien séduire bon nombre de touristes pendant leurs vacances, qui en redemanderont ensuite au restaurant ou dans les épiceries fines et poissonneries de leur quartier (l’entreprise compte une quinzaine de points de vente ou de points de chute pour les commandes en ligne).

En manger

SeaDNA est aussi derrière le PhoqueFest, un festival gourmand qui se déroule depuis deux ans à Montréal et à Québec, dans une quinzaine de restaurants. Des chefs y ont notamment servi des sandwichs à la merguez de phoque (chez Pâtes Bol), de la poutine au jerky de phoque (Chez Chose), des yakitori (chez Montréal Plaza) et un pain de viande (Chez Boulay, où il figure toujours au menu).

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Réjean Vineau, chasseur de loup-marin et boucher

« La viande de phoque a mauvaise réputation parce que les gens l’ont souvent goûtée mal préparée : quand elle est trop cuite, elle devient sèche et son goût ferreux est assez prononcé. Mais on apprend enfin à mieux la préparer : c’est délicieux et excellent pour la santé », explique Jacques Leblanc, chef au bistro Plongée Alpha.

Jacques Leblanc est l’un des chefs québécois qui la cuisinent le plus régulièrement (il y a du loup-marin tous les jours au menu du bistro Plongée Alpha de Grande-Entrée) et avec le plus de doigté (voir l’onglet suivant pour une recette). Traditionnellement, la viande est préparée « à la bourguignonne », dans un mijoté, mais les chefs préconisent maintenant une cuisson de type « tataki », avec une viande soigneusement dégorgée qui, dans l’assiette, s’apparente au caribou.

Cela dit, pour séduire un public le plus large possible, la saveur n’est pas le seul argument mis de l’avant par les agents du loup-marin. « C’est une viande locale, sans hormones, très riche en fer, maigre, excellente pour la santé », résume le boucher Réjean Vigneau. En plein dans l’air du temps, où le consommateur cherche à consommer moins de viande, mais de meilleure qualité, élevée à proximité et sans additifs.

Mais manger du loup-marin est aussi — paradoxalement — un moyen de continuer à pouvoir consommer du poisson, et pas le moindre : la morue, avancent les chasseurs et les pêcheurs. « Je chasse pour continuer à pêcher, lance Jonathan Vigneau. Les phoques sont en train de tout vider. »

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Jonathan Vigneau, président de l’Association des chasseurs de phoque intra-Québec

De fait : les stocks ne sont pas remontés après l’adoption des restrictions sur la pêche commerciale, et Pêches et Océans Canada reconnaît un lien entre la mortalité importante des morues adultes et l’abondance de phoques. Les phoques gris seraient responsables, à eux seuls, de 50 % de la mortalité des morues de grande taille, « ce qui fait de cette espèce un facteur limitant au rétablissement du stock de morue », lit-on sur le site de Pêches et Océans.

N’empêche qu’il est encore loin, le temps où la chasse au phoque retrouvera la forme d’avant l’embargo. Quelques expéditions ont lieu chaque année pour le phoque du Groenland, qui doit être chassé sur la banquise, mais la mauvaise configuration des glaces complique la tâche des équipages : moins de 300 bêtes ont été ramenées l’an dernier et quelque 700 cette année. Des chasseurs pensent que l’avenir se situe plutôt dans la chasse au phoque gris, qui se fait sur la terre ferme. Sa chair est plus fine, moins sanguine. C’est pour cela que des Madelinots ont demandé la permission de chasser le phoque gris dans l’île Brion, juste au large de l’archipel, où quelque 10 000 spécimens ont établi domicile. Leur demande a été refusée en novembre dernier, mais le nouveau ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec, André Lamontagne, a fait preuve d’ouverture en avril. En attendant, que ce soit par choix ou par nécessité, c’est à petite dose que le phoque se taillera une place dans l’assiette des Québécois.

7,4 millions

Nombre de phoques du Groenland recensés en 2013. « Cette population a littéralement explosé pour atteindre plus du triple de ce qu’elle était en 1950 », lit-on dans le portrait-diagnostic de l’industrie québécoise du phoque 2018 du gouvernement du Québec. Toutes proportions gardées, la population de phoques gris a crû encore plus vite, passant de 30 000 à 505 000 individus entre 2000 et 2014.

Oméga-3

La présence d’oméga-3 dans le gras de phoque contribue au regain d’intérêt pour la chasse au loup-marin. L’entreprise Total Océan a ouvert, à Cap-aux-Meules, une usine de transformation consacrée à la production d’huile « de qualité pharmaceutique », affirme l’un de ses propriétaires, François Gaulin. À terme, on espère traiter de 10 000 à 15 000 phoques par année, bien au-delà des prises actuelles près des Îles-de-la-Madeleine. SeaDNA commercialise déjà des suppléments d’oméga-3.

Blanchons

On ne peut parler de la chasse au phoque sans évoquer les blanchons, dont l’image est au cœur des campagnes des groupes animalistes — et de Brigitte Bardot ! – contre cette industrie. Or, l’abattage des petits du phoque du Groenland est interdit depuis 1987 au Canada.

Cuisiner la viande de phoque

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Trois conseils pour réussir une recette de viande de phoque.

1. Le gras du phoque a un fort goût de poisson et rancit rapidement : il faut dégraisser la viande minutieusement avant de la cuisiner (les bouchers avertis le font systématiquement).

2. La viande de phoque s’oxyde rapidement, développant du même coup un goût plus prononcé : on évitera de la laisser à l’air libre avant de la cuisiner.

3. Attention à ne pas faire cuire la viande trop longtemps : très maigre, la viande sèche rapidement. Par contre, une fois cuite, il faut impérativement la laisser reposer une dizaine de minutes avant de la couper et de la servir aux invités pour que le sang se répartisse dans la chair plutôt que dans l’assiette (pas très appétissant !).

Tataki de loup-marin

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Une assiette de Loup-marin préparé par Jacques Leblanc, chef au bistro Plongée Alpha, à Grande-Entrée.

Une recette de Jacques Leblanc, chef au bistro Plongée Alpha, à Grande-Entrée

Ingrédients

• 1 filet de phoque salé et poivré

• 100 ml de sauce soya (le chef recommande d’utiliser la marque Kikkoman et d’éviter la marque VH)

• Le jus d’une lime

• 1/2 c. à thé d’huile de sésame

• 1 c. à thé de sauce sriracha

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Jacques Leblanc, chef au bistro Plongée Alpha, à Grande-Entrée

• 1/4 de tasse de canneberges congelées, tranchées à la mandoline, légèrement saupoudrées de sucre

• 1 c. à soupe de flocons d’algues (le chef recommande le mélange Saveurs de Forillon, commercialisé par Un océan de saveurs)

• 1 botte d’oignons verts émincés

• 1 pincée de flocons de bonite séchée

• Huile de canola (éviter le beurre ou l’huile d’olive, qui ont un point de fumée plus bas, recommande le chef)

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Une assiette de loup-marin préparée par Jacques Leblanc, chef au bistro Plongée Alpha, à Grande-Entrée.

Préparation

1. Chauffer une poêle à feu moyen à élevé avec de l’huile de canola. Ajouter le filet de phoque juste avant que l’huile ne commence à fumer. Saisir la viande sans y toucher, jusqu’à ce qu’elle décolle d’elle-même du fond de la poêle, puis la retourner afin de la cuire de tous les côtés. Le chef recommande de cuire la viande saignante (il la retire lorsqu’elle a atteint une température interne de 53 °C environ).

2. Laisser reposer la viande de 5 à 10 minutes, puis la trancher dans le sens contraire des fibres en tranches de 1/2 à 1 cm d’épaisseur. Étaler dans une assiette, ajouter les canneberges, les oignons verts, la vinaigrette et terminer par les flocons d’algues et de poisson séché. Servir.