Le vin nature est en vogue. Un peu trop au goût de certains ! D’un côté, il y a ceux qui ont succombé à ses promesses non interventionnistes ; de l’autre, ceux qui préfèrent les vins faits dans les règles de l’art… Mais est-ce que l’un et l’autre s’opposent réellement ? Discussion franche entre Steve Beauséjour, amoureux des vins « naturels », et Yves Boisvert… qui n’en est pas si sûr !

Je n’ai pas le temps d’enlever mon manteau que déjà Steve Beauséjour me verse un verre de riesling allemand.

Le vin a la turbidité d’un test d’urine auquel on a échoué, mais je n’ai pas peur. Quelques années de scoutisme forestier ont renforcé mon système immunitaire et m’ont instillé le goût de l’aventure.

J’écoute…

Aucun son. Je note mentalement : « Étrangement silencieux, pour un vin nature… Peut-être qu’en le buvant vite, je pourrai surprendre les bactéries dans leur sommeil. »

Adeptes du natuuure, arrêtez de crier, svp. Si on ne peut plus rigoler un peu, à quoi bon avoir inventé le vin ? D’ailleurs, c’est l’autre truc que je reproche au vin nature : on n’a pas le droit de se moquer de lui. Cette boisson à la mâchoire tendue se prend plus au sérieux qu’un barista troisième vague.

Heureusement, mon hôte semble avoir le vin jubilatoire. Si je suis venu dans cet appartement du Plateau par un soir d’hiver, c’est pour trancher une fois pour toutes la délicate question du vin nature… Pour ou contre ?

« Pas mauvais, mais ça ne goûte pas le riesling, je trouve, dis-je avec une fausse assurance.

— Ça dépend de ton idée de ce que ça doit goûter », réplique Steve Beauséjour, sommelier, importateur et conseiller-vinificateur. Il est censé défendre le « pour », alors que moi, je serais plutôt contre.

Permettez que je vous le présente un peu.

« Tout jeune enfant, j’étais intrigué par cette boisson fermentée que les adultes buvaient et qui les rendait joyeux, les faisait parler fort. Pour moi, il y a des alcools agressifs, et il y a le vin, qui est du côté de la lumière, de l’amour », dit Steve Beauséjour.

À 8 ans, au jour de sa première communion, il prend sa première « brosse » au vin. Il en a gardé pour toujours l’amour du vin, tandis que ses rêves de soutane ont été abandonnés. « Mon grand-père faisait du vin sans sulfites, avec ses voisins italiens, qui achetaient des vrais raisins.

— Attends, lui dis-je, ton grand-père faisait du vin tout court. Personne ne disait : “Je fais du vin sans sulfites”, ça ne faisait pas partie du discours – je le sais, mon père aussi avait un ami italien et s’est essayé au vin de garage (ce garage a beaucoup souffert). »

Il concède l’anachronisme dans le vocabulaire.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Steve Beauséjour est fasciné par le vin depuis l’enfance.

Toujours est-il qu’il a cherché depuis sa première gorgée à percer le mystère de cette boisson. « C’est une obsession. Je cherche comment mettre des mots sur mon ressenti. Mais dans mes cours de sommellerie, j’ai plutôt appris des appellations par cœur, ce qu’est censé goûter tel cépage.

« J’aime l’idée d’une appellation qui revendique un territoire et un cépage. Mais c’est surtout humain, le vin. Dans une même appellation, 30 vignerons vont donner 30 expressions différentes au même cépage. Je veux me rapprocher de l’histoire, faire les liens entre l’humain, le sol, l’agriculture, l’élevage, les mises en bouteille, le temps, et pouvoir le comprendre dans une boisson. »

Nous sommes d’accord. Vive l’authentique, le fait main et le non-frelaté. Jusqu’ici, pas de chicane.

« Ce qui nous est inculqué dans les livres, c’est que du cour-cheverny, ça doit goûter ça. C’est vrai seulement si on va vers l’uniformisation, et que tout le monde suit les mêmes paramètres. Mais ce n’est pas intéressant. Ça goûte quoi, un sol ? Un raisin devrait goûter le territoire et l’univers. »

L’univers, l’univers… Va donc rentrer ça dans une bouteille…

Il continue : « La vigne est une liane sauvage, qui va chercher de la lumière, mais à l’opposé, le système racinaire est aussi long. Il va chercher les minéraux, l’azote. Plus le vigneron est interventionniste, mécaniquement, chimiquement, plus on perd, en termes d’ajouts de substances, plus on perd l’origine. On s’en éloigne. »

C’est ici que ça se corse. Nous voici au cœur du débat.

« C’est une vue de l’esprit, la “non-intervention”, Steve ! Il faut de la technique, pour faire un bon vin. Il ne suffit pas de congédier le consultant de la société de pesticides. À la fin, sans intervention, sans une bonne “intervention”, un vin se banalise, et au lieu d’être l’expression d’un fruit et d’un territoire, c’est un truc brouillon, du raisin fermenté à l’identité floue, qui peut venir d’Afrique du Sud ou de Saint-Jean-Port-Joli, enrobé dans un beau discours. Nietzsche parlait de ceux qui brouillent les eaux de leur pensée pour faire croire qu’elles sont profondes. J’ai souvent la même impression avec le vin nature. Il y a beaucoup de bullshit qui camoufle l’incompétence et l’improvisation, derrière le vocable “vin nature”. »

J’ai jeté le gant. Les hostilités commencent. J’attends sa réaction…

« Je suis 100 % d’accord ! », dit-il.

Ben là… Et le débat ?

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Est-ce que le terme « nature » est galvaudé et ne veut plus rien dire ?

C’est ce que je reproche au vin nature aussi : ça ne veut plus rien dire. C’est devenu une pastille de goût SAQ. Tout le monde est perdu.

Steve Beauséjour, sommelier, importateur et conseiller-vinificateur

D’ailleurs, Steve, tu seras encore d’accord : c’est quoi, du « vin nature » ? Pour avoir la certification « biologique », il y a des cahiers de charge, des normes, des règles. Mais « nature », c’est quoi ? N’importe qui peut s’en réclamer. Ça veut généralement dire : peu ou pas de sulfites ajoutés (car le vin en contient naturellement, au fait). Cela ne fait même pas 150 ans qu’on ajoute du dioxyde de soufre pour stabiliser le vin, pour empêcher la prolifération de bactéries dans le vin et sa dégradation en vinaigre.

« Ça date de l’industrialisation de l’agriculture », résume Beauséjour.

Chaque pays a fixé des limites selon le type de vin. Les « nature » n’ont parfois aucun soufre, parfois une fraction des limites permises, 1 %, 2 %, 5 %… Va savoir. Car autant les vins traditionnels n’indiquent pas la « recette » ni les « ingrédients » sur l’étiquette, autant les « nature » restent vagues à ce sujet.

Je demande à Steve Beauséjour sa définition personnelle du vin nature. « C’est comme le yogourt nature. Il n’y a rien d’autre que du raisin, pas de sulfites. C’est du jus de raisin fermenté naturellement, avec ses propres levures du terroir, sans aucun autre ajout, et au moyen d’une agriculture saine. »

Il préfère dire « vin naturel ». Il n’est d’ailleurs pas hostile totalement aux sulfites, sans lesquels les vins étrangers voyagent très mal jusqu’à nous. Il conseille à certains producteurs d’en mettre un minimum pour qu’on puisse rendre justice au produit, qui sera barouetté, chauffé, refroidi, oublié, camionné dans son périple du domaine au verre.

« Dans un système d’importation, c’est inévitable, tranche le consultant en vinification. Un vin mal stabilisé au domaine, envoyé dans ces conditions, il va partir dans toutes les directions. Les bactéries flinguent des vins, si on n’intervient pas. »

« On devrait d’ailleurs cesser d’employer le terme “vin nature”, qui ne veut plus rien dire. Si on disait : pur, libre et précis ? »

J’avais plutôt pensé à « du bon vin », mais c’est peut-être trop simple…

La vraie question, au fond, c’est : as-tu envie d’en boire ?

Steve Beauséjour

J’ajouterais, comme dit mon ami Michel : « Je veux boire du vin, pas un discours. »

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Steve Beauséjour, sommelier, importateur et conseiller-vinificateur

Steve me fait goûter au Beau-Jus Blues, un vin de La Bauge, le vignoble de Brigham pour lequel il est conseiller. Un assemblage unique de frontenac noir, un hybride rouge robuste, fermenté sur peaux de gewurztraminer, pour couper l’acidité et aromatiser. Hors normes, hors des sentiers battus, mais pas dans le champ du tout. Bon !

« On est encore en création identitaire. C’est pas vrai qu’on sait faire du vin en 40 ans d’histoire vinicole au Québec. On essaie encore. On est pris dans de vieilles références européennes. Il faut développer le côté nordique, fruits acides. On est comme des enfants dans un parc sans gardien.

— Il y a des sulfites ?

— Non : l’acidité est un antibactérien naturel. On a une chance inouïe, au Québec !

— Attention quand tu dis ça, Steve, je ne suis pas sûr que c’est un bon argument de vente… »

Le vin nature est la réponse à l’industrialisation et à la standardisation du vin. « On a voulu générer des rendements au détriment de la santé des sols, plantes, humains, dit Steve. Mais je ne suis pas dogmatique. Je laisse la chance à tous. Je veux comprendre.

« Mon ancien patron et mentor, Jean-Philippe Lefebvre (Rézin), me disait : chaque grande œuvre mérite d’être encadrée. [Voulant dire : il faut des sulfites pour protéger l’œuvre du vigneron.] Moi, je réponds : mais si le cadre nuit à l’œuvre ? Pour moi, les ajouts peuvent nuire à une œuvre, et ça cesse de vivre. C’est mort. Encadrer, c’est beau, mais cadrer, c’est étouffer. Personne n’a envie de boire un vin avec 100 ajouts. Personne ne dit : j’ai un très bon vin chimique, tu vas adorer ! »

Il ouvre un vin du cépage portugais baga, signé Filipa Pato. Un truc détonnant qui ne ressemble à rien, dont il me décrit le côté marin, les notes d’algues… Je lui fais remarquer qu’il est un peu fermé.

« Les vins ne s’ouvrent pas vite, on sort de la pleine lune.

— Steve, ça allait bien, notre affaire, lâche-moi avec la pleine lune ! »

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Aurions-nous un terrain d’entente ?

Moi non plus, je ne suis pas dogmatique, Steve. Marcel Lapierre fait des beaujolais « nature » depuis 50 ans sans emmerder tout le monde.

Quand un vin refuse de prendre sa douche, quand il faut déclarer avoir visité une ferme dans les 14 derniers jours en passant la douane parce qu’on a pris une gorgée, je me fous de la quantité de sulfites.

« Nous non plus, on n’aime pas boire de bons vinaigres déguisés en vin, dit-il. Ni quand ça goûte la souris ou la cacahuète. Mais il faut que ça nous allume. Si ça éteint, c’est pas correct. Et ce qui m’éteint, c’est ce qui est blindé, c’est ce qui a trop d’ajouts. Mais je suis d’accord, c’est ridicule, les nature d’un bord, les conventionnels de l’autre. Personne ne s’y retrouve. Après, chacun ses goûts. »

Avant de partir, il insiste, on en ouvre une dernière : une autre appellation nichée, cette fois d’Italie : un posca bianca, de Federico Orsi, où se mêlent plusieurs millésimes dans la même bouteille. C’est… « différent ». Mais c’est ce qu’on aime, la différence, non ?

« Ça rentre-tu bien ? me demande-t-il, tout sourire.

— Oui, Steve, ça rentre bien.

— C’est tout ce qui compte, à la fin. »

Santé, m’sieur Beauséjour.