Chaque jeudi, nous revenons sur un sujet marquant dans le monde, grâce au recul et à l’expertise d’un chercheur du Centre d’études et de recherches internationales, de l’Université de Montréal, ou de la Chaire Raoul-Dandurand, de l’Université du Québec à Montréal.

Le 3 mai dernier, la juge Marie-Josée Hogue a présenté le premier des deux rapports prévus par la Commission sur l’ingérence étrangère au Canada. La juge y rapporte les résultats de son enquête portant sur plusieurs activités suspectes s’étant déroulées lors des élections fédérales de 2019 et de 2021. Ces activités ayant été abondamment discutées dans l’espace public au cours des 18 derniers mois, le rapport révèle en définitive peu de nouveautés. Néanmoins, la juge fait preuve d’une transparence et d’une acuité qu’il convient de saluer, même si beaucoup reste à accomplir pour mieux comprendre les dynamiques d’ingérence, notamment la désinformation en ligne.

Premier constat : le rapport de Marie-Josée Hogue détonne avec celui de son prédécesseur, David Johnston. Celui-ci s’était attiré l’opprobre général en alliant un savant mélange de condescendance envers la société civile, à qui tout était hors d’accès sous prétexte de préserver le sacro-saint secret national, et de complaisance envers des acteurs publics visiblement heureux de tabletter un délicat dossier de politique intérieure et extérieure.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le 1er mai, la juge Marie-Josée Hogue a déposé son rapport initial sur l’ingérence étrangère au Canada en marge des élections fédérales de 2019 et de 2021.

La juge Hogue a survécu à la première épreuve en faisant ce que Johnston avait refusé de faire : documenter honnêtement ce qui est une évidence pour tous. Des activités d’ingérence étrangère ont entaché les élections fédérales de 2019 et de 2021, mais pas au point de faire basculer les résultats des élections dans leur globalité. En d’autres termes, la juge ne peut « exclure la possibilité que l’ingérence étrangère ait pu affecter le résultat de l’élection dans certaines circonscriptions ». Toutefois, même en admettant le scénario du pire, le nombre restreint de circonscriptions touchées confirme que le Parti libéral aurait malgré tout obtenu une majorité suffisante des sièges au Parlement lors de ces deux élections pour former le gouvernement.

Aussi rassurant qu’il puisse paraître, ce constat demeure fondamentalement inquiétant. Même si l’intégrité du système électoral fédéral a pu être préservée dans son ensemble, savoir que des activités d’ingérence ont eu lieu risque de souffler sur les braises de la méfiance envers les institutions publiques déjà alimentées par des acteurs de moins en moins burlesques. Si l’on en juge par la radicalisation de la droite politique au-delà des frontières nationales, ce risque est à prendre au sérieux, d’autant plus que les principales victimes de l’ingérence au Canada seraient issues d’un Parti conservateur prompt à recycler la rhétorique populiste. La contestation du processus électoral a été et demeure une stratégie centrale des droites des deux grandes républiques des Amériques. Il serait regrettable qu’Ottawa s’ajoute à la triste liste formée par Washington et Brasília.

La juge prend la question de la diminution de la confiance du public envers la démocratie très au sérieux, précisant que cela pourrait d’ailleurs être le « préjudice le plus grave » de l’ingérence étrangère. Ainsi, en plus de s’intéresser au processus de nomination des candidats des partis politiques aux élections, la juge Hogue dit vouloir se pencher sur la lutte contre la désinformation en ligne pour la suite de son mandat.

À ce titre, il faut accueillir avec soulagement sa « préoccupation » quant au postulat voulant que l’écosystème des médias soit capable de « s’autocorriger » face à la désinformation, c’est-à-dire d’assurer par lui-même la transmission d’informations vraies au public venant concurrencer les informations fausses ayant précédemment circulé dans les médias. Transposition de la main invisible du marché à l’univers des médias, cette idée est aveugle aux dynamiques structurelles qui transforment l’écosystème numérique et aux forces politiques, externes et internes, étatiques et civiles, qui exploitent ces nouvelles failles pour délégitimer les processus démocratiques partout dans le monde. À cet effet, l’intelligence artificielle générative, dont les progrès depuis les deux derniers scrutins sont fulgurants, exercera des pressions supplémentaires lors des prochaines élections prévues à l’automne 2025.

Contre la métaphore marchande de l’information, il serait plus éclairant de penser l’écosystème des médias comme une série de processus imbriqués et complexes alliant production, circulation et consommation de l’information que des acteurs économiques, civils et étatiques tentent d’influencer à leur avantage. Cette perspective holistique permet de comprendre comment cette désinformation circule et pourquoi certains la consomment, et donc de voir émerger de nouveaux complices indirects ou involontaires, tels que les entreprises numériques de médias sociaux, les porte-voix des discours populistes et mensongers, ou encore le sentiment d’exclusion vécu par certains membres des diasporas. En plus d’élargir notre lunette d’analyse, cette perspective nous force à reconnaître nos torts dans ce phénomène, au-delà des difficultés de transmission d’informations au sein de l’appareil de sécurité canadien, et offre de nouvelles avenues d’intervention.

Sans nier les intentions malveillantes de certains acteurs, l’ingérence étrangère est plus qu’un enjeu sécuritaire qui nous oblige à nous protéger de menaces extérieures. Il s’agit aussi, voire surtout, d’un enjeu démocratique auquel il faut répondre en renforçant les processus de participation citoyenne au cœur desquels se situe la prise de parole dans l’espace public numérisé.

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