Un après-midi d’automne, je prends le métro vers 15h30. Il y a plusieurs femmes noires autour de moi. Bien qu’elles ne soient pas de la même famille, du moins en apparence, elles se ressemblent. Elles ne se parlent pas, mais je le sens, elles partagent un univers en commun.

J’observe leurs corps, ils portent un poids : celui des courbatures, des morsures de la douleur due à des mouvements répétitifs, celles des longues journées aux champs. Sur leur corps est inscrit le fardeau de ce travail de la terre, de la terre mère. Ces femmes silencieuses et invisibles sont le cœur de nos sociétés: mères nourricières.

Plusieurs d’entre elles sont mères d’enfants qu’elles nourrissent avec le fruit de ce travail acharné, douloureux, sous-estimé, peu rémunéré.

Récemment, un de leur fils a fait entendre la voix de sa mère, mère de six enfants. Lors d’une soirée du Centre culturel Afro-canadien de Montréal, honorant tant sa carrière que ses accomplissements, ce fils a raconté la vie de sa mère. Femme porteuse d’un double miracle : celui de la vie et de la transcendance. Comment expliquer qu’avec si peu, elle a su élever des enfants qui s’évertuent à changer le monde ?

Cette mère monoparentale se levait à l’aube pour aller aux points de rencontre où des travailleuses précaires, dont les compétences sont dévaluées, se présentaient pour avoir le « privilège » de travailler pour une maigre pitance.

Pour survivre, elles n’avaient d’autres choix que de se plier à ce dur labeur. À cette besogne assignée à la main-d’œuvre qui devra quitter le Québec une fois les moissons terminées. À cette corvée que l’on relègue à celles qui sont éternellement confinées au statut d’étrangère.

Ces femmes, des journalières précaires, qui se verront payer en argent comptant : du travail au noir. Et, dans les faits du travail « de noir ». Comme le soulignait Isabel Wilkerson dans son livre Caste: The Origins of Our Discontents mis à l’écran par Ava Duvernay, encore aujourd’hui, les castes professionnelles sont réservées aux membres de la caste supérieure. Les lois américaines qui prévoyaient la ségrégation, appelées Jim Crow, ont veillé à ce que certains espaces demeurent blancs: les sphères de pouvoir. Quant aux Noires et aux Noirs, ils étaient confinés aux travaux agricoles ou domestiques et c’est encore trop souvent le cas. Cette conception du monde n’est pas américaine, mais occidentale : elle se tire sa source du «Contrat racial», conceptualisé par le philosophe Charles W. Mills

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Frantz Saintellemy, PDG de Leddartech, chancelier de l’Université de Montréal et cofondateur du Groupe 3737

Cette histoire exceptionnelle, c’est celle de Frantz Saintellemy, PDG de Leddartech, chancelier de l’Université de Montréal et cofondateur du Groupe 3737, à qui sa mère a transmis ses valeurs et a légué ses rêves, rêves qui lui ont permis de voir grand.

Frantz Saintellemy a le respect des fruits du travail de sa mère qui lui en a appris l’importance. Malgré l’immense précarité financière, il a surtout reçu en héritage la dignité. Son devoir envers elle : devenir l’alchimiste de ses sacrifices. J’aurais aimé que vous puissiez l’entendre parler de cette femme puissante, la fierté qui l’animait, celle d’être le fils de Marie-Louise Célestin.

Mais comme me le disait Frantz, sa mère n’est pas différente de nombreuses mères haïtiennes, cœurs de la famille, « poteaux mitans ». La famille matrifocale est le fruit de « l’univers de Plantation » défini par Édouard Glissant, microcosme où le sort économique de la famille repose sur les épaules des femmes. L’esclavage a confiné l’homme au rôle de géniteur. Quant au ventre des femmes, il ne leur appartenait pas. Il était la propriété du maitre qui les engrossait puisque sa prospérité en dépendait. Pour Thomas Jefferson, propriétaire d’esclaves et l’un des pères de la nation américaine, c’est par des travaux sexuels forcés qu’il fallait encourager la reproduction des esclaves, source de capital.

Ce que les spécialistes ignorent, ce sont les effets récurrents de « l’univers de plantation » qui ont laissé des séquelles chez les hommes noirs. Ce dérèglement a été normalisé. La famille : c’est la mère et ses enfants.

En cette journée internationale des femmes, je pense à cette femme et aux femmes noires résilientes, survivantes de l’héritage l’esclavage. Grâce à une force incommensurable, elles ont surmonté les traumatismes de génération en génération. Elles ont des enfants qui comme elles soulèvent des montagnes. Ils le font en se rappelant d’où ils viennent. Leur mantra est celui de leurs mères : contre vents et marées, tracer le chemin pour les générations à venir.

Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue