À l’occasion, Dialogue offre un espace à une personnalité pour lui permettre de faire connaître son point de vue sur un enjeu ou une question qui nous touche tous. L’acteur et réalisateur Luc Picard se penche aujourd’hui sur le terrible sort réservé aux enfants de la bande de Gaza.

Je ne sais pas quoi te dire. Respire. Ferme tes yeux. Bois le peu d’eau qu’il te reste même si elle est sale, même si elle te rendra malade. Ferme tes oreilles, mon amour, pour ne plus entendre les cris et les gémissements.

Oublie ton père et ta mère, ils sont morts ce matin dans ce camp où vous vous étiez réfugiés. Oublie leurs cadavres déchiquetés par cette bombe américaine de 2000 livres qu’on leur a balancée en pleine gueule. Oublie ton frère et ta sœur, dont on ne retrouvera peut-être jamais les corps ensevelis sous les décombres. T’es un WCWSF (wounded child without surviving family). Sigle obscène utilisé sur une base régulière à Gaza. Respire, mon amour. L’Occident aime les enfants innocents. L’Occident fera tout et n’importe quoi pour les protéger. Les méchants, c’est pas nous. Respire. Oui, je sais qu’on t’ampute d’une jambe. Je sais qu’il n’y a pas d’anesthésie, mais respire. Respire, mon pauvre amour.

Évidemment que cette lettre est fictive. Évidemment qu’aucun enfant palestinien ne la lira jamais.

Pardonnez cet exercice puéril, mais j’ai le cœur qui se brise. On est face à une horreur sans nom à Gaza. Un massacre hors proportion perpétré par une des armées les plus puissantes au monde.

Massacre d’un peuple assiégé qui vivait déjà dans une extrême pauvreté. Massacre dont l’horreur nous accompagne tous. Elle accompagne le café que je vais prendre, le match que je vais écouter, l’ami que je vais rencontrer, la scène que je vais préparer. Elle est là, juste à côté, pendant que je me livre à des activités plus ou moins mondaines. Et je suis, par mon silence, dépossédé de mon humanité.

PHOTO MOHAMMED AL-MASRI, REUTERS

Enfant palestinien blessé à Deir el-Balah après une frappe israélienne, le 19 février

En quatre mois à Gaza :

28 985 morts⁠1, dont au minimum 8000 enfants⁠2. Pour comparaison, la guerre en Ukraine a entraîné la mort de 500 enfants en 18 mois⁠3 ;

68 395 blessés⁠4 ;

7000 disparus présumés morts sous les décombres, dont au moins le tiers sont des enfants⁠5.

C’est plus de 100 000 Gazaouis tués ou blessés. Près d’une personne sur vingt ! Aux États-Unis, cela représenterait plus de 16 millions de personnes.

CNN a rapporté que certains Gazaouis ont maintenant le réflexe d’écrire les noms de leurs enfants sur une partie de leur corps pour qu’on puisse les identifier quand ils seront blessés ou morts.

Quelque 85 % de la population déplacée⁠6.

On leur a coupé l’eau, le gaz, l’électricité et la nourriture.

Plus de 500 000 personnes souffriraient de conditions proches de la famine⁠7.

En tout, 61 % des maisons détruites ou sérieusement endommagées⁠8.

Environ 29 000 bombes ou munitions⁠9 dans les deux premiers mois sur un territoire de 360 km⁠2.

C’est 80 bombes par kilomètre carré.

PHOTO MOHAMMED ABED, AGENCE FRANCE-PRESSE

Un enfant palestinien passe devant une maison détruite à Rafah, le 18 février.

Là-dessus, selon CNN, des centaines de bombes de 2000 livres, ce qu’ils appellent des bunker busters, larguées sur une des régions les plus densément peuplées du monde.

Des dizaines d’attaques sur des hôpitaux, des ambulances, des écoles, des mosquées, des églises et des camps de réfugiés.

Près de 80 journalistes tués⁠10, ce qui est plus que pendant toute la guerre du Viêtnam.

En pratique, le petit territoire de Gaza est rendu inhabitable…

Et maintenant, Benyamin Nétanyahou menace d’attaquer Rafah, où il a forcé plus de 1 million de personnes à se réfugier. Ces pauvres gens n’ont plus d’endroit où aller et on va les bombarder ?

On me dira que la situation est « compliquée ».

Les chiffres, eux, ne le sont pas. Les chiffres sont très clairs et parlent d’une destruction systématique de Gaza.

Ce n’est pas facile d’écrire ce texte. Il est toujours périlleux de critiquer Israël qui a, bien sûr, le droit d’exister et de se défendre. Je trouve vulgaire et alarmante la montée bien réelle de l’antisémitisme de par le monde. Elle doit être dénoncée et combattue de toute urgence. Comme tous les racismes d’ailleurs. Je condamne évidemment l’horrible attaque du Hamas dont rien ne justifie l’horreur. Et je pense aujourd’hui à tous mes amis juifs pour qui il est peut-être difficile de lire ce texte. Mais cela ne doit pas nous empêcher de constater et de dénoncer l’ampleur des atrocités commises par le gouvernement d’extrême droite de Nétanyahou à Gaza. Et je salue au passage ces milliers de Juifs d’Israël ou d’ailleurs qui se sont courageusement prononcés en faveur d’un cessez-le-feu.

La Palestine a besoin de nous, l’opinion publique occidentale est peut-être son seul espoir. Combien d’enfants devront mourir avant qu’on dise qu’assez, c’est déjà beaucoup trop ? Vingt mille ? Trente mille ?

En comptant ceux qui sont disparus et ceux qui mourront de famine ou de maladie, on n’en est peut-être déjà pas si loin. Les enfants palestiniens sont nos enfants, nous en sommes responsables. Le monde vivra longtemps avec les conséquences de ce massacre obscène et avec celles de son silence, tout aussi obscène.

Aucun enfant palestinien ne lira cette lettre. Il serait, de toute façon, peut-être mort le temps de la lire.

Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue

1. Ministère de la Santé de la bande de Gaza au 18 février 2024 (L’Orient-Le Jour).

2. Bureau des médias du gouvernement à Gaza au 28 décembre 2023 (Al-Jazeera).

3. Rapport du bureau du procureur général ukrainien au 13 août 2023 (Euronews).

4. UNICEF au 15 février 2024.

5. Ministère de la Santé de la bande de Gaza au 8 janvier 2024 (The Guardian).

6. Médecins sans frontières au 23 décembre 2023.

7. L’agence pour l’alimentation et l’agriculture de l’ONU au 12 février 2024, La Presse.

8. Bureau des médias du gouvernement à Gaza au 11 décembre 2023.

9. CNN Politics au 14 décembre 2023.

10. Comité de protection des journalistes (CPJ) au 11 janvier 2024.