« Ce qui se passe me hante tous les jours »

La guerre doit s’arrêter « aux portes des hôpitaux », soutient l’ancienne présidente internationale de Médecins sans frontières (MSF) Joanne Liu. Or, ce qu’elle constate à Gaza, comme dans d’autres conflits meurtriers, c’est que les professionnels de la santé et leurs patients sont devenus des cibles. On ne parvient même plus à préserver un espace où les travailleurs humanitaires peuvent accomplir leur travail. Et c’est aussi dramatique qu’inacceptable.

Joanne Liu n’est pas du genre à se livrer facilement, c’est évident quand on lui parle.

Ce n’est qu’après presque une heure d’entrevue que l’ancienne présidente internationale de Médecins sans frontières (MSF) admettra, au détour d’une phrase, que la crise humanitaire à Gaza est un poids qui l’accable.

« Ce qui se passe me hante tous les jours. »

Je voulais savoir pourquoi elle avait accepté de prendre la parole dans le cadre d’un panel sur la situation humanitaire à Gaza, organisé ce mercredi par l’Institut d’études internationales de Montréal à l’UQAM.

Je l’ai rencontrée dans une petite salle de conférence de l’immeuble du centre-ville de Montréal où se trouve son bureau de professeure à l’École de santé des populations et de santé mondiale de l’Université McGill.

Pendant plus de 90 minutes, son récit m’a entre autres conduit en Afghanistan, en Syrie, en Ukraine, ainsi qu’aux États-Unis (nous avons évoqué ses discours aux Nations unies en 2016) et m’a permis de comprendre pourquoi elle réclame aujourd’hui un « espace humanitaire » à Gaza.

« Je pense que c’est important qu’on mette une pression pour sauvegarder cet espace-là », explique celle qui a été présidente internationale de MSF de 2013 à 2019.

Parce qu’à Gaza, actuellement, il n’existe pas, déplore-t-elle.

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des Palestiniens font la queue pour se réapprovisionner en eau à partir d’un camion fourni par l’ONG Médecins sans frontières dans un camp de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 21 janvier.

Face au drame en cours, il y a deux options : « on peut faire un appel pacifiste et on peut faire un appel humanitaire », résume Joanne Liu.

Je suis humanitaire, alors je fais un appel humanitaire. Mon appel, c’est de sauvegarder un espace humanitaire où on peut sauver des gens, où on peut avoir les moyens de les soigner. Ça veut dire qu’on laisse rentrer l’aide, la nourriture, les fournitures médicales, les soignants – parce que tu as besoin d’une rotation, tu ne peux pas être de garde tout le temps.

Joanne Liu

C’est de toute évidence pour cette raison qu’elle a accepté, après une certaine hésitation, ma demande d’entrevue.

D’autres que moi l’ont déjà fait remarquer : on sent qu’elle se prête à ce genre d’exercice avec une part de réticence. Joanne Liu est tout le contraire d’une kid kodak. On se dit qu’elle préférerait assurément soigner des patients à l’hôpital Sainte-Justine, où elle est pédiatre, ou continuer son travail de professeure ou de travailleuse humanitaire.

Ce n’est pas la première fois que Joanne Liu donne son avis sur ce qui se passe à Gaza. En novembre dernier, elle a publié un texte d’opinion dans le Financial Times intitulé « Les patients et les médecins ne doivent jamais devenir des cibles de la guerre ». Elle y dénonçait la situation des travailleurs de la santé et des patients dans les conflits à Gaza et en Ukraine.

C’est une cause qui la préoccupe, l’occupe et la bouleverse depuis de nombreuses années.

Tout particulièrement depuis qu’un hôpital géré par Médecins sans frontières en Afghanistan a été la cible de plusieurs frappes américaines en octobre 2015. Pour elle, la plaie reste ouverte, visiblement. Elle en parle comme si ça s’était déroulé hier.

« Il faut se rappeler le coût de ça : priver 1,5 million d’Afghans de l’accès à des soins de santé quand ils en ont le plus besoin ; on a aussi perdu 42 personnes, dont 14 de nos collègues, y compris le directeur de l’hôpital. C’est une des plus grosses pertes de Médecins sans frontières. »

D’autres établissements de santé avaient été pris pour cible à cette époque, entre autres en Syrie. « On avait l’impression que les frappes sur des structures médicales semblaient devenir un fait quotidien », rappelle-t-elle.

Dans la foulée, elle s’était retrouvée, en mai et en septembre 2016, devant le Conseil de sécurité de l’ONU. Elle avait livré de vibrants plaidoyers pour que cessent les attaques contre les établissements de santé.

« Que sont les individus dans les guerres d’aujourd’hui ? Des marchandises jetables, mortes ou vivantes. Les patients et les médecins sont des cibles légitimes. Les femmes, les enfants, les malades, les blessés et leurs soignants sont condamnés à mort. Arrêtez ces attaques », avait-elle dit.

Cet extrait de son discours de mai 2016, elle le citait dans le Financial Times l’automne dernier. Parce que même si une résolution avait été adoptée à l’époque par le Conseil de sécurité de l’ONU, sur le terrain, à peu près rien n’a changé.

Attaquer les établissements de santé semble toujours faire partie d’une « stratégie militaire » pour certains belligérants dans plusieurs conflits.

Parmi ce qui a changé : l’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’est dotée d’un registre des attaques contre les soins de santé dans le monde. Ça nous permet de constater à quel point ces attaques ont pris l’allure d’une véritable épidémie.

PHOTO IBRAHEEM ABU MUSTAFA, REUTERS

Un enfant palestinien reçoit des soins dans un hôpital de Rafah, mardi.

Joanne Liu cite d’ailleurs des chiffres effroyables.

En 2022, dans le monde, il y a eu 1652 attaques sur les missions médicales, dont 1239 en Ukraine.

L’an dernier, il y en a eu 1364, dont 805 à Gaza et en Cisjordanie.

Ce qui se passe ailleurs qu’à Gaza la « hante » aussi, me dira-t-elle. Elle s’offusque d’ailleurs de voir que plusieurs guerres se déroulent dans l’ombre de celles qui ont lieu actuellement au Moyen-Orient et en Ukraine.

Quand elle parle du conflit israélo-palestinien, Joanne Liu prend bien soin de ne pas occulter les attaques barbares du Hamas qui ont fait quelque 1200 morts en octobre 2023 et déclenché les représailles israéliennes. Elle m’en parlera plus d’une fois au cours de l’entrevue et évoquera la souffrance du peuple israélien.

Quand il y a eu les attaques du Hamas, Médecins sans frontières a offert ses services à Israël. Pour nous, c’est important de reconnaître et de ne pas oublier ce qui s’est passé le 7 octobre. C’est important de dire qu’on était solidaires avec eux.

Joanne Liu

Elle connaît bien cette région du monde. Elle a notamment été responsable des opérations de MSF France de 1999 à 2002 et a séjourné à Gaza à plusieurs reprises. Y compris trois fois lorsqu’elle était présidente de l’organisation.

Je souhaitais recueillir ses commentaires sur les plus récents développements à Gaza. On dénombre maintenant quelque 29 000 morts (dont de nombreux civils) et plus de 69 000 blessés, selon les chiffres du ministère de la Santé du Hamas. De nouveaux appels à la trêve restent lettre morte. Israël, qui réclame la libération des otages et dit vouloir éradiquer le Hamas, se prépare à mener l’offensive dans la ville de Rafah, où se trouvent actuellement 1,4 million de personnes.

« Il faut se rappeler que la bande de Gaza, c’est à peine plus grand que l’île d’Orléans, pour 2,2 millions de personnes. Elles vivent aujourd’hui sans eau, sans nourriture, sans soins, sous les bombardements tout le temps, et on pense [que l’armée israélienne] va aller faire une offensive là où il y a la plus grosse densité », lance Joanne Liu.

« Quelle va être la part d’espace humanitaire là-dedans ? Je suis profondément inquiète, ajoute-t-elle. Je ne veux pas m’imaginer ça. Et je crois que tout le monde, tous les États, devraient utiliser [leur] poids pour essayer d’avoir un autre dénouement que celui-ci. Et ça inclut les Canadiens. »

Joanne Liu a devant elle quelques notes prises pour préparer son allocution, mais aussi des extraits des conventions de Genève, sur la protection des civils lors des conflits armés.

Elle insiste : la guerre doit s’arrêter « aux portes des hôpitaux ».

« Ce que mon cœur d’humanitaire ajoute, pour être allée dans ces lieux-là, c’est que lorsqu’on est dans le chaos de la guerre, c’est souvent le seul îlot d’humanité qui reste dans toute l’inhumanité de la guerre. Et c’est important de préserver ça. C’est ce qui fait qu’on est des humains. »

Qui est Joanne Liu ?

  • Pédiatre à l’hôpital Sainte-Justine depuis 2000
  • Elle a commencé à faire des missions pour l’organisation Médecins sans frontières (MSF) en 1996.
  • Elle est devenue présidente internationale de MSF en 2013, poste qu’elle occupera jusqu’en 2019.
  • Elle est actuellement professeure à l’École de santé des populations et de santé mondiale de l’Université McGill.
  • Elle est devenue en février 2023 la présidente du conseil d’administration du Centre pour le dialogue humanitaire.
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