L’auteur se porte à la défense du projet de loi 22 sur l’expropriation, qui propose des indemnités basées sur la « juste valeur marchande » d’un bien, et non sur sa « valeur au propriétaire ».

Le projet de loi 22 concernant l’expropriation soulève les passions chez une frange très nichée de la population. Puisque personne ne fait commerce de l’expropriation, la parole revient à quelques spécialistes dont les biais sont évidents. Qu’on parle des avocats spécialisés en droit municipal, dont je suis, des évaluateurs agréés ou des promoteurs immobiliers, tous possèdent un biais influencé par la clientèle qu’ils desservent ou par une conception idéologique du droit de propriété. Les deux cohabitent parfois, nos convictions prenant souvent la couleur des intérêts qu’on représente. Il n’y a pas lieu d’en faire reproche à quiconque, malgré les déclarations enflammées de certains collègues particulièrement en voix. « It’s the end of the world, as we know it », chantait REM.

Le Barreau du Québec lui, ne possède aucun biais autre que celui, fort louable, du respect de la règle de droit. Sa mission est d’assurer la protection du public et de défendre la primauté du droit. Henry of Bracton, grand juriste anglais, a écrit vers la fin de sa vie en 1250 : « Le Roi lui-même ne devrait pas être assujetti à un homme, mais à Dieu et à la loi, car c’est la loi qui le fait Roi. ». Bref, Bracton devançait les Lumières de quelques siècles en niant à la fois le caractère divin du Roi et en consacrant celui de la loi, comme le fait le Barreau dans le descriptif de sa mission.

Je cite le Barreau afin de distinguer ce dernier de ses membres, parfois très engagés, mais dont le biais n’a probablement pas comme premier moteur de protéger le public. Or, le Barreau du Québec appuie l’objectif du projet de loi de moderniser le droit de l’expropriation et de préciser la loi. Il est vrai qu’il critique le plafonnement de certaines indemnités et invite le législateur au remboursement conditionnel des honoraires d’avocats, ce qui tombe sous le sens. Ceci étant, le Barreau ne se formalise pas outre mesure du projet de loi 22 dont la qualité rédactionnelle est évidente, d’autant qu’il apporte d’infinies précisions à une loi de procédure imprécise, qui laisse aux tribunaux l’arbitrage des indemnités.

Le Barreau du Québec, gardien du bien public, souligne d’entrée de jeu l’importance du droit de propriété dans notre société. Il ne remet toutefois pas en cause l’opportunité du projet de loi 22. Mais pourquoi donc toute cette agitation face à une loi hyper nichée qui cherche à préciser une règle de droit imprécise, péché capital dans un univers ancré dans la primauté du droit ?

La vraie question, au fond, n’a pas véritablement trait au droit du gouvernement d’exproprier, qui n’est pas remis en question. Elle a trait à l’argent. Ceux qui crient au stalinisme grimpant sont d’avis que Québec nie et nationalise le droit de propriété en versant une indemnité d’expropriation basée sur la « juste valeur marchande » du bien qu’on exproprie, et non sur sa « valeur au propriétaire ». La posture est audacieuse, d’autant plus que l’expropriation est une procédure rarissime. Même les principes n’échappent pas toujours au piège que le lucre nous tend au détour d’un bon argument.

Voyez-vous, le projet de loi de Québec emprunte un air joué depuis longtemps par sept provinces et trois territoires canadiens. Une étude comparée des lois le démontre aisément. À ce titre, les juristes de l’État ont fait un travail remarquable de modernisation de la loi, qui se situe bien loin de la révolution spartakiste qu’on reproche à la CAQ, un parti notoirement plus à droite qu’à gauche, on en conviendra.

D’ailleurs, il faut collectivement se rassurer : les Américains ne font pas autrement. Or, le droit de propriété est protégé deux fois plutôt qu’une aux États-Unis. Il fait l’objet de deux « amendements », les Ve et XIVe, le second ayant été introduit par Lincoln pour sanctifier le droit de propriété face aux gouvernements des États. J’oserais dire que c’est fondamental pour un Américain d’être propriétaire de ses mots (free speech), de ses fusils (Second Amendment) et de sa terre. Just saying.

Pourtant, même dans un contexte méritocratique extrême, comme celui des États-Unis, le principe de Justice and Fairness implique de verser à toute personne expropriée une indemnité qui correspond à… la juste valeur marchande. Oh ! Comme Québec le propose ! Diantre ! Difficile de parler de communisme aux États-Unis ou de remise en question fondamentale du droit de propriété.

Bref, on peut évidemment prétendre à la fin des haricots et à l’effondrement de notre système de valeurs, tout en pensant que l’apocalypse immobilière nous attend au prochain détour. Autant de déclarations qui frappent l’imaginaire sans par ailleurs le quitter.

Pour ceux que ça intéresse, même la Magna Carta anglaise de 1215 (ancêtre des amendements V et XIV) ne contient aucune clause d’indemnisation en cas d’appropriation par le roi. En clair, il y est écrit qu’un homme libre ne sera pas dépossédé de ses biens par le roi sans un jugement légal de ses pairs. De manière pratique, si le roi veut mes moutons, qu’il s’explique. Si mes pairs disent que le bien commun se nourrit de moutons, ainsi soit-il, qu’il les mange.

À l’évidence, l’expropriation au XXIe siècle ne constitue pas une nouveauté. Aussi loin qu’on remonte, il y a toujours eu Dieu, le mouton, l’expropriation… et la valeur marchande. Le Barreau du Québec a ménagé ses effets en commentant favorablement, sur 13 pages, les 244 articles du projet de loi 22. J’aurais tendance, et je ne parle que pour moi, à ménager les effets de toge et à faire confiance à mon ordre professionnel.

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