Haïti continue de s’enfoncer dans la crise. Qu’en pense la communauté haïtienne d’ici ? Que souhaite-t-elle pour la suite des choses et qu’espère-t-elle du Canada et de la communauté internationale ? Avertissement : ces échanges contiennent des solutions et de l’optimisme.

« C’est du jamais-vu ! »

Raymond Laurent anime de Montréal une émission de radio hebdomadaire qu’on qualifie de « CNN de la communauté haïtienne ». Il est fidèle au poste depuis plus de 35 ans et est aujourd’hui âgé de 76 ans.

Je trouve d’autant plus saisissant de le voir consterné par ce qui se passe aujourd’hui en Haïti.

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Le journaliste Raymond Laurent

À Port-au-Prince, « ce sont les gangs qui mènent, c’est d’une tristesse », lance ce journaliste. Il décrit le pays de sa jeunesse – il l’a quitté pour Montréal à l’âge de 19 ans – comme « un paradis ».

Je le rencontre au Bureau de la communauté haïtienne de Montréal, rue Marquette, où j’ai réuni trois membres de la diaspora pour connaître leur état d’esprit.

Alors que les violences, le pillage et une crise humanitaire ont créé une situation « cataclysmique » (le mot a été utilisé par l’ONU), je souhaitais aussi les entendre échanger sur leurs espoirs, sur ce qu’ils attendent de la part du Canada et, plus largement, de la communauté internationale.

Yvanka Jolicœur, ancienne mairesse de Pétion-Ville, est au Québec depuis juin dernier. Elle espère retourner en Haïti dès que les conditions sécuritaires le lui permettront. Mais depuis son départ, ça s’est envenimé. Elle constate une « détérioration incroyable ».

Si la question de l’envoi d’une mission internationale pour contribuer au rétablissement de l’ordre est une question qui divise en Haïti, elle laisse entendre que ce déploiement est devenu nécessaire.

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Yvanka Jolicœur, ancienne mairesse de Pétion-Ville

Je ne l’aurais pas souhaité, mais on va en avoir besoin, là où on en est aujourd’hui. Pour ce qui est du problème d’insécurité, nous ne pourrons pas nous en sortir sans accompagnement.

Yvanka Jolicœur, ancienne mairesse de Pétion-Ville

Aucun de mes interlocuteurs ne veut se prononcer sur la forme exacte que cet « accompagnement » peut prendre. On souligne la « complexité » de la chose.

En revanche, quant à savoir comment les alliés d’Haïti peuvent aider le pays, Yvanka Jolicœur a déjà plusieurs idées pour « l’après ». Quand la crise sécuritaire sera terminée.

« Il faut investir en Haïti ! Faites comme avant. Venez ouvrir des usines, créez de l’emploi, ramenez votre machinerie, venez avec tout ça. Entraînez les Haïtiens. Venez profiter de la main-d’œuvre haïtienne. Arrêtez d’aller en Chine, mettez-en un peu plus dans les Caraïbes. On l’a déjà fait dans les années 1970 et 1980 », lance-t-elle.

Martine St-Victor, directrice générale d’Edelman Montréal, une firme de communication et de marketing, prend la balle au bond.

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Martine St-Victor, directrice générale d’Edelman Montréal

Et on l’a fait dans les années 2000, avec [l’ouverture de] Marriott et de Best Western ! Effectivement, la solution passe par l’investissement.

Martine St-Victor, directrice générale d’Edelman Montréal

Elle cite aussi en exemple le café qu’elle a bu le matin même. « Ce café s’appelle nOula. Il vient d’Haïti et il est mis en sachet ici. Pour moi, c’est le meilleur de deux mondes. »

Pour qu’il y ait une sortie de crise durable, il faudra aussi un renouveau politique en Haïti, affirme Yvanka Jolicœur.

Elle dit rêver de voir des jeunes « qui ont vécu en Haïti et qui sont haïtiens, y compris la diaspora du Québec, du Canada, de la France, des États-Unis, former un parti politique ».

De nouveaux partis sont essentiels, précise-t-elle, pour favoriser l’émergence de voix « capables de reconnaître les problèmes fondamentaux d’Haïti, ceux que l’ancienne génération n’a pas su reconnaître ou respecter ».

« Et il doit y avoir plus de femmes dans la solution », insiste Martine St-Victor.

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Raymond Laurent

Raymond Laurent intervient pour déplorer lui aussi « la politique traditionnelle ». Il souligne qu’il importe, parallèlement, de rétablir l’État de droit. « On a un système de justice qui n’existe pas. »

Pendant plusieurs minutes, la conversation se conjugue au futur et les solutions sont concrètes.

Puis, elle revient abruptement au présent.

Martine St-Victor rappelle que selon l’ONU, 1,4 million de personnes sont au bord de la famine en Haïti.

Ce problème exige d’autres solutions, encore plus urgentes.

Elle dit qu’elle commence une « mobilisation pour appuyer des organismes qui sont déjà sur le terrain en Haïti et qui nourrissent la population ». Elle sera ainsi l’hôte d’un « évènement de bienfaisance » le mois prochain. Il ne faut pas l’oublier, on peut même d’ici, en tant que simple citoyen, contribuer à atténuer la crise humanitaire.

« La sécurité d’abord, et la mangeaille, comme on dit en bon créole », renchérit Raymond Laurent.

Le rôle du Canada est aussi au cœur de nos échanges. Martine St-Victor souligne le « leadership empathique » manifesté par Ottawa. Elle salue notamment l’appel à la solidarité lancé par l’ambassadeur du Canada à l’ONU, Bob Rae, le mois dernier dans La Presse1.

N’empêche qu’il y a consensus autour de la table : le Canada peut et doit en faire davantage.

Le Québec aussi, d’ailleurs. À l’exemple de l’État de New York et de la Floride (qui a même orchestré l’évacuation de ressortissants). Deux États où l’on retrouve, comme au Québec, d’importantes communautés haïtiennes.

Le Québec devrait être plus présent dans cette conversation. Qu’est-ce qu’on fait pour accompagner Haïti ? Je pense que la ministre [des Relations internationales] Martine Biron devrait être plus présente.

Martine St-Victor, directrice générale d’Edelman Montréal

Il y a autre chose qui fait consensus. Je m’en rends compte en toute fin d’entrevue, quand je leur demande s’ils gardent espoir. Ils s’animent tous les trois et répondent avec un aplomb qui ne laisse place à aucun doute.

« Ça fait partie de la responsabilité qu’on a comme membres de la diaspora », déclare Martine St-Victor.

Raymond Laurent répond en lançant : « Haïti d’abord ! »

Puis, Yvanka Jolicœur plante son regard dans le mien, comme si elle voulait que je ne rate pas un mot de ce qu’elle va affirmer. « Je peux vous dire quelque chose, Haïti va renaître de ses cendres, dit-elle. Je vous le garantis. »

1. Lisez le texte « Grande entrevue avec Bob Rae : comment résoudre le casse-tête haïtien ? » Qu'en pensez-vous ? Participez au dialogue