Une splendide journée de printemps. Un spectacle naturel grandiose qui ne passe chez soi qu’une fois par siècle. Une rare occasion de briser la routine d’un lundi pour vivre une expérience qu’on se racontera encore dans plusieurs décennies.

« Te souviens-tu de l’éclipse de 2024 ? »

Bien sûr qu’on va s’en souvenir.

Le Soleil transformé en Pac-Man orangé, puis en croissant de plus en plus mince au fur et à mesure que la Lune fait ce qu’elle ne fait presque jamais – voler le spectacle au Soleil en plein jour, sur son propre territoire. L’éclipser, littéralement.

La lumière qui change, le froid qui s’installe. Puis la noirceur qui tombe, les lampadaires qui s’allument, les bernaches qui se taisent. Et cette vision, hallucinante, du Soleil devenu un anneau circulaire brillant troué d’un gros cercle noir.

Ce qui frappe est à quel point l’expérience est multisensorielle.

Je fais partie de ceux qui comptaient les jours avant l’éclipse. Dès 12 h 30, nous étions installés au parc des Voiles, à Saint-Mathias-sur-Richelieu, avec nos couvertures et nos chaises de camping. Notre plan de coyote : profiter de la vue dégagée vers le sud-ouest, fournie par le bassin de Chambly, pour voir venir le mur d’ombre (que nous n’avons finalement pas vraiment vu arriver, pris dans l’excitation de regarder plusieurs choses à la fois).

Les enfants, la blonde, les grands-parents : trois générations réunies, munies de lunettes aux montures de carton nous donnant des airs de personnages de bande dessinée.

Dès le matin, on a senti la frénésie de l’éclipse. À la radio, on ne parlait que de ça. Les Montréalais qui ont quitté l’île vers l’Estrie ou la Montérégie pour s’approcher du cœur de la bande de l’éclipse totale ont formé des bouchons de circulation.

C’est donc un sacré beau trip collectif qu’a vécu le sud du Québec lundi. Le gros hic : dans ce happening, on a laissé de nombreux enfants derrière.

Je pense à ceux dont les parents n’ont pas pu prendre congé. Ceux qui n’avaient personne pour les amener dans un endroit propice et s’assurer qu’ils mettent leurs lunettes au bon moment.

Ceux dont les écoles ont dit : désolé, les amis, on ferme nos portes parce qu’on est trop trouillards pour vous aider à profiter de cet évènement qui ne passe qu’une fois dans vos vies. Arrangez-vous.

Les seuls ayant réussi à faire pire sont les tristement célèbres fonctionnaires du centre de services scolaire Marie-Victorin, à Longueuil, qui ont demandé qu’on ferme les rideaux des classes et qu’on place les pupitres des élèves dos au Soleil pendant l’éclipse. Du pur délire sécuritaire.

Des enfants qui vivent dans la bande de l’éclipse ont donc passé l’après-midi de lundi à la maison – dont plusieurs, on s’en doute, devant des écrans. Ça fait mal à écrire. D’autres auront vécu ce moment historique dans le sous-sol ou le gymnase de leur école, sous la supervision des employées du service de garde.

C’est en vivant l’éclipse qu’on réalise à quel point les centres de services scolaires qui ont choisi de fermer les écoles ou de garder les enfants à l’intérieur ont fait une pitoyable analyse « risques contre bénéfices ».

Ils n’ont vu que les risques de l’éclipse solaire – des risques réels, mais minimes et faciles à atténuer. Surtout que de nombreuses organisations, dont l’Association pour l’enseignement de la science et de la technologie au Québec, avaient levé la main il y a longtemps pour dire : on a l’expertise, on va vous aider.

Les bénéfices, eux, ont été complètement évacués. Ils sont pourtant majeurs. On avait une occasion unique de stimuler la curiosité et l’enthousiasme des enfants pour un phénomène naturel, de les confronter à des concepts scientifiques en passant par leurs sens et leurs émotions plutôt qu’à travers des explications tirées d’un manuel scolaire.

J’ai vu mes propres enfants s’exclamer, poser mille questions, partager leurs impressions. Vous pouvez parier que mardi, en plus du prochain album de Billie Eilish et du match à venir du Canadien, on parlera de l’éclipse dans les cours de récréation. Il est triste de penser que certains devront admettre qu’ils ne l’ont pas vue – ou faire semblant du contraire pour sauver la face.

Des sorties ont pourtant été faites, des chroniques ont été écrites, le ministre de l’Éducation lui-même a fini par envoyer les bons messages. Ça n’empêche pas que l’accident de train au ralenti s’est poursuivi, personne ne parvenant à redresser complètement la barre.

On a parlé lundi d’une rare « communion collective » devant un phénomène exceptionnel, rehaussé par une météo radieuse qui a laissé toute la place au spectacle.

On aurait pu s’arranger pour que ce soit l’éclipse de tout le monde.

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