Au Québec, on se bat pour que le français soit présent sur les devantures de nos magasins, dans nos commerces et dans nos milieux de travail. On tient à l’entendre dans nos chansons, dans nos films, dans nos émissions de télé. On veut que les figures publiques le parlent (un grand salut ici au patron d’Air Canada).

Ces enjeux génèrent des débats, des lois, des interventions souvent passionnées dans les médias.

Il y a pourtant un domaine où peu de chemises se déchirent devant l’omniprésence de l’anglais : la science.

Nous en sommes venus à considérer comme normal et inévitable, peut-être même souhaitable, que les chercheurs québécois s’informent et diffusent leur propre science en anglais.

Il existe pourtant des irréductibles qui défendent la science en français. J’en ai rencontré au Consortium Érudit. Érudit est une plateforme qui donne accès à plus de 300 revues scientifiques, dont la vaste majorité est en français ou bilingue.

Les motivations de ces gens n’ont rien à voir avec le chauvinisme ou le repli sur soi.

« En sciences humaines et sociales, en particulier, les sujets d’étude sont très proches de la société dans laquelle on vit. Et puisqu’on vit en français au Québec, si on veut parler de notre société, il faut idéalement que ça se fasse principalement en français », dit Tanja Niemann, directrice générale du Consortium Érudit.

Formé par l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal, Érudit se veut un peu le Netflix de la diffusion de la science québécoise et canadienne. La vitrine donne accès à plus de 200 000 articles scientifiques qui traitent autant d’archéologie et de cinéma que de génie, de droit ou de théâtre.

En poussant les portes de l’Université de Montréal où est niché le consortium, je m’attendais vaguement à tomber sur un petit bureau, peut-être un peu poussiéreux, d’où seraient gérées les opérations. J’ai été surpris par la taille des lieux et l’animation qui y règne.

Dans un coin, des techniciens informatiques s’activent à mettre en forme des articles scientifiques pour que Google, par exemple, les affiche bien haut dans ses résultats de recherche. Ailleurs, des développeurs web planchent sur la maintenance du site.

« Comme on est consulté par des chercheurs et des étudiants autant au Canada qu’en Inde et en France, le site doit être opérationnel 24 heures sur 24 », me dit Gwendal Henry, responsable des communications d’Érudit. À ma grande surprise, il m’apprend que 75 % des consultations d’Érudit proviennent de l’extérieur du Canada.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB D’ÉRUDIT

Le responsable des communications d’Érudit, Gwendal Henry

D’autres employés sont au téléphone pour faire la liaison avec les revues savantes qui fournissent le contenu scientifique.

De 6 employés il y a 10 ans, Érudit en compte aujourd’hui 38. Qui a dit que la science en français se meurt ?

Selon mes interlocuteurs, la pandémie a donné un grand essor à la diffusion multilingue de la science.

Gwendal Henry me raconte comment le gouvernement chinois, qui encourageait les scientifiques de son pays à publier en anglais pour accroître leur rayonnement, s’est heurté à un mur lorsqu’il a réalisé que les médecins chinois ne pouvaient même pas comprendre les découvertes faites par leurs collègues sur la COVID et les mettre en pratique.

Mme Niemann relève quant à elle toute l’absurdité qu’il y aurait d’effectuer des recherches sur l’histoire du Québec ou sur notre système d’éducation, par exemple, puis d’en publier les résultats en anglais.

PHOTO FOURNIE PAR ÉRUDIT

La directrice générale du Consortium Érudit, Tanja Niemann

« C’est une question de démocratisation de l’accès. Oui, ces articles sont écrits pour la communauté de recherche, mais les publications qui passent par Érudit sont aussi extrêmement téléchargées dans les cégeps, par exemple », illustre-t-elle.

Gwendal Henry fait remarquer qu’un chercheur francophone s’exprimera toujours plus précisément dans sa langue maternelle. J’ajouterais que la compréhension des articles est aussi meilleure lorsque des francophones les lisent en français.

M. Henry me pointe d’ailleurs un danger insidieux à confier la diffusion de la science uniquement à de grandes revues internationales anglophones. De façon bien naturelle, ces revues privilégient la publication de recherches qui résonnent auprès d’un large public, au détriment des questions plus locales.

« Le chercheur, pour publier, va donc naturellement s’intéresser aux États-Unis ou à des questions internationales. Tandis que la condition des Autochtones du Grand Montréal, par exemple, va être délaissée », illustre-t-il.

Un autre cheval de bataille d’Érudit est la « découvrabilité ».

On sait qu’à moins de le chercher précisément, il est difficile de découvrir un nouveau chanteur francophone sur Spotify parce qu’il y est noyé dans une mer de contenu anglophone. Le même problème se pose pour les articles scientifiques.

« On regarde beaucoup ce qui se fait du côté culturel parce que ce sont les mêmes enjeux », dit d’ailleurs Gwendal Henry⁠1.

Face aux grands éditeurs comme Elsevier ou Springer Nature, Érudit fait office de « David contre Goliath », convient Tanja Niemann. À l’Université de Montréal, pourtant, les revues publiées par Érudit sont plus téléchargées en moyenne que celles de tous les grands groupes internationaux.

Le Consortium Érudit n’est pas la seule organisation québécoise à défendre la science en français. Chaque année, l’Acfas organise le plus gros congrès scientifique francophone au monde. Le scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion, est aussi un grand promoteur de la science en français. Les Fonds de recherche du Québec, qu’il dirige, soutiennent d’ailleurs Érudit.

L’anglais est et restera la langue de diffusion privilégiée de la science. Mais Érudit montre qu’il y a un espace pour le contenu en français et il faut l’encourager. Albert Einstein, après tout, a longtemps publié ses articles en allemand, y compris certains de ses plus marquants. Ça ne les a pas précisément empêchés de rayonner et de bouleverser notre perception du monde.

Cinq revues réputées publiées en français par le Consortium Érudit

Criminologie, fondée en 1968 par Denis Szabo, considéré comme le père de la criminologie au Québec

Meta, fondée en 1955 – la plus ancienne revue de traductologie au monde

Le Naturaliste canadien, revue fondée en 1868 par l’abbé Léon Provancher

Revue d’études autochtones, qui a publié depuis 1971 des milliers d’articles sur les populations autochtones

Relations industrielles, fondée en 1945, la première revue au monde consacrée à ce champ d’études

1. Lisez « Rapport sur la découvrabilité : “On a les moyens de nos ambitions” » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue