Dans le film Inside Out, sorti en 2015, les personnages principaux sont les émotions d’une toute jeune fille de 11 ans. C’est une belle idée, rondement menée par l’équipe de Pixar, qui nous invite dans les coulisses d’une personnalité en construction qu’on a résumée à quelques grands traits : Joie, Tristesse, Peur, Colère, Dégoût.

C’est peu, mais il fallait bien faire un tri quelque part pour que tout ça puisse se tenir narrativement, ce que les créateurs ont fait après avoir consulté le psychologue Paul Ekman, connu pour ses travaux sur l’expression et l’universalité des émotions. La liste qu’il leur a fournie en comptait sept, ressenties et comprises, selon ses recherches, par de nombreuses cultures réparties un peu partout sur la planète : les cinq déjà nommées, ainsi que la surprise et le mépris.

La surprise a pris le bord, sans doute parce qu’elle ne constitue pas un ressort dramatique très porteur au-delà d’elle-même. Le mépris a suivi le même chemin, peut-être parce qu’on a pensé qu’elle recouperait Dégoût, joli personnage vert et féminin (évidemment), dont le snobisme était signifié par un petit foulard rose noué autour du cou et de longs cils soulignant un regard perpétuellement outré et hautain. Peut-être aussi parce qu’on s’est dit qu’un personnage méprisant, même occasionnellement, ne pourrait jamais être attachant.

Un préado en colère, ça va. Triste aussi, évidemment. On l’accepte même un peu dégoûté de temps en temps. Mais les héroïnes méprisantes n’ont pas leur place dans des films qui se veulent rassembleurs et réjouissants. Pourtant le mépris est partout, tapi en chacun de nous. Et, de plus en plus, me semble-t-il, étalé dans nos conversations collectives.

C’est la plupart du temps un mépris performatif, en ce sens que le message réside principalement dans le simple fait de l’afficher publiquement. Ceux qui s’en réclament émettent par là une opinion (je ne suis pas d’accord avec ce que je dis mépriser), mais, surtout, ils signifient à leurs lecteurs et leurs auditeurs qu’ils sont supérieurs à ce qu’ils dénoncent, parce que ne faut-il pas être plus grand qu’une chose pour la regarder de haut ?

Je travaille depuis longtemps en humour, un domaine où on acquiert assez rapidement une bonne maîtrise du mépris performatif. J’ai toujours pensé que c’était une manière comme une autre de se réconforter et de se rasséréner, une façon de se faire accroire, le temps d’un sketch ou d’un numéro, qu’on a un peu de pouvoir. Je ne crois pas que quiconque se leurre vraiment par rapport au pouvoir réel d’un bon gag qui fait mouche ou d’une flèche qui touche sa cible (si c’était le cas, le premier ministre aurait fendu en deux depuis longtemps et les influenceurs n’oseraient plus vivre au grand jour).

Mais il fait bon se réchauffer au feu allumé par la moquerie. On regarde les gens se réunir autour des flammes qu’on a attisées, et on se sent un peu moins seule, un peu moins faible.

Je ne peux pas parler pour tous les comiques, mais je sais que j’écris souvent, en humour, pour rapetisser les idées qui me font peur, et par extension, ceux et celles qui les véhiculent. C’est le « riddikulus » des Harry Potter, un sort jeté à une créature pouvant incarner vos pires terreurs, et qui la transforme instantanément en quelque chose de ridicule et de risible. C’est un outil fantastique, et qui peut être extrêmement jouissif, mais ce n’est pas une arme. C’est un bouclier.

Et je n’ai pas l’impression que la plupart de ceux qui brandissent les leurs dans divers médias savent qu’ils expriment par là, au-delà de la supériorité qu’ils voudraient qu’on voie et qu’on entende, une grande insécurité.

On méprise donc allègrement, à droite comme à gauche, ceux qui ne pensent pas comme nous, comme on l’a fait de tout temps, comme le font les petits enfants qui sont convaincus d’être les seuls à comprendre ce que disent les grands, parce que ceux qui ne pensent pas comme nous pensent « mal », et ne méritent donc que notre morgue.

Ainsi brûlent ici et là, dans le paysage médiatique, des feux bien entretenus autour desquels se réunissent des semblables. Entre eux, presque rien. Des chemins mal dégagés et peu fréquentés, quelques solitaires. Il n’y a plus, de toute façon, de discussion possible entre les groupes.

Tout a été dit quand on a dit « je te méprise ».

Dans Inside Out 2, qui doit sortir au mois de juin, la jeune fille a vieilli, elle a maintenant 13 ans. De nouvelles émotions entrent en scène, Envie, Gêne, Ennui et Anxiété, excellents choix qui seront approuvés par quiconque a déjà croisé une adolescente dans sa vie. Le mépris n’a toujours pas sa place. Il est trop occupé ailleurs, de toute façon.

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