Quand nos efforts intenses ne portent pas leurs fruits, déclarer forfait est si dur que nous préférons souvent nous acharner et nous enfoncer. Cette erreur très répandue peut aussi brouiller le jugement de nos élus. Voici le cinquième et dernier volet de notre série sur les biais.

Le biais de l’escalade d’engagement

Sa manifestation

« Plus on a investi de temps, d’énergie et d’argent dans quelque chose, plus on s’y attache, et plus on a de mal à l’abandonner », rapporte Émilie Gagnon-St-Pierre, doctorante en psychologie cognitive et sociale à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Avec le temps, la détermination se transforme en déni. Nous redoublons d’ardeur, convaincus que la voie choisie finira par s’avérer profitable, bien que tout indique le contraire. Ce phénomène – omniprésent – s’observe autant chez les investisseurs que les entreprises et les partis politiques. « Parfois, plusieurs biais vont interagir et se renforcer », précise Mme Gagnon-St-Pierre. D’autres erreurs de raisonnement nous font par exemple surestimer nos chances de succès et la valeur des bénéfices attendus.

Sa raison d’être

« Faire volte-face quand on s’est rendu aussi loin procure un inconfort, un sentiment d’échec et c’est dur pour l’ego », expose la doctorante, qui a cofondé le guide virtuel des biais Raccourcis. Les humains se révèlent par ailleurs allergiques aux pertes. L’idée d’avoir entièrement gaspillé de l’énergie, du temps, de l’argent – ou du « capital politique » – nous apparaît souvent insupportable. Sur son blogue, FasterCapital, un incubateur qui aide les jeunes pousses et les petites entreprises, avance cette autre explication : « La pression externe peut également entraîner une escalade de l’engagement. Un politicien peut continuer à soutenir une politique controversée, même s’il est clair qu’elle n’est pas efficace, en raison de la pression de son parti ou de ses partisans. »

Ses répercussions

L’acharnement finit par ternir la réputation de ses responsables. En les rendant inflexibles et aveugles à des solutions de rechange plus rentables, il les conduit aussi à dilapider des fonds publics, qui auraient pu être employés de manière plus utile. « Les catastrophes politiques les plus consternantes peuvent résulter d’un nombre croissant de décisions de plus en plus mauvaises pour tenter de justifier l’objectif initial », préviennent les auteurs de Raccourcis. Le secrétaire d’État américain avait anticipé la chose avant la guerre du Viêtnam, en 1965, en disant au président Lyndon Johnson : « Une fois que nous subirons de lourdes pertes, nous aurons entamé un processus irréversible. […] Nous ne pourrons pas, sans humiliation nationale, nous arrêter avant d’atteindre tous nos objectifs [qui n’ont finalement jamais été atteints]. » Le même scénario s’est pourtant répété en Irak et en Afghanistan et serait en train de se reproduire en Ukraine et dans la bande de Gaza, selon de nombreux observateurs.

Pour deux professeurs canadiens, le soutien gouvernemental aux pipelines et les investissements liés aux combustibles fossiles sont tout aussi déraisonnables. Cela représente également « un investissement continu dans une stratégie vouée à l’échec », puisqu’elle est « à l’origine d’un changement climatique potentiellement catastrophique », ont-ils écrit dès 2013 dans la revue de l’International Society for Ecological Economics (ISEE).

Un exemple américain

Le projet autoroutier le plus ruineux de l’histoire des États-Unis – un réseau souterrain baptisé Big Dig – semble avoir aggravé la circulation routière à Boston… après un quart de siècle de planifications et de travaux ayant coûté trois fois plus que prévu (21,5 milliards en dollars américains d’aujourd’hui). Les autorités ont continué à investir malgré les problèmes environnementaux, les fuites d’eau, les fissures, les chutes de béton, l’écrasement d’un automobiliste, les matériaux inadéquats, etc. En 2008, le quotidien Boston Globe a constaté que « de nombreux automobilistes se rendant en banlieue ou en revenant aux heures de pointe passent plus de temps coincés dans les embouteillages, et non moins », parce que l’ajout de routes attire de plus en plus de conducteurs. Ce que prédisent justement les multiples experts en transport opposés au projet de troisième lien du gouvernement Legault.

Un exemple canadien ?

L’application ArriveCAN, créée pour enregistrer le statut vaccinal et les contacts des arrivants au Canada, a coûté près de 60 millions au lieu de 80 000 $, dont le tiers attribué irrégulièrement. La vérificatrice générale Karen Hogan, qui a dénoncé ce fiasco, ne révèle pas dans son rapport si une escalade d’engagement a contribué au problème. Les gestes troublants sont trop nombreux dans ce dossier. C’est à tout le moins le genre de situation qui autorise la population à s’interroger : mais pourquoi, diable, ne pas avoir changé de cap…

Son antidote

Pour ne pas s’enfoncer dans ce piège, fixer des objectifs dès le départ et réévaluer périodiquement la situation, sans émotion, est essentiel. Analyser des données avec objectivité permet mieux que l’intuition d’estimer les conséquences d’une action. Nous devons aussi nous « renseigner sur des options […] provenant de sources nouvelles et variées », recommande le guide Raccourcis. D’après la Revue parlementaire canadienne, le pouvoir exécutif devrait pour sa part recourir à des intermédiaires impartiaux pour « gérer le déluge résultant d’informations contradictoires » et donner la parole à des conseillers qui défendent différentes options.

Consultez le guide pratique des biais cognitifs Raccourcis Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue