Même si on sait qu’il ne faut pas se fier aux apparences, c’est un réflexe assez difficile à faire taire. Je l’ai expérimenté pendant ma rencontre avec sœur Marie-Paule Lebel. Je n’ai pu m’empêcher d’être constamment stupéfaite par le contraste abyssal entre la douceur qu’elle dégage et la force dont elle a fait preuve, que ce soit devant les tribunaux, face à un propriétaire immobilier vorace ou en plein génocide au Rwanda.

Son regard bleu pastel est empreint de tendresse. Sa voix apaisante lui donne des airs de grande timide. Pourtant, Marie-Paule Lebel n’est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds. La confrontation ne lui a jamais fait peur, les machettes non plus.

Inébranlable, elle continue à 84 ans de mener des batailles et de défendre ses principes. Elle ne se gêne pas, d’ailleurs, pour critiquer le gouvernement qu’elle trouve « insensible » face à la crise du logement qui « détériore le tissu social ».

« Est-ce qu’il faut que tout le monde soit dans la rue pour que la CAQ se réveille ? », se demande-t-elle.

Le thème la touche personnellement, puisque l’infatigable octogénaire fait partie des locataires de la résidence pour aînés Mont-Carmel, à Montréal, s’étant battus pour éviter l’éviction après un changement de propriétaire. Elle n’a pas hésité deux secondes à entreprendre cette lutte. « C’est une question de justice. Le propriétaire s’était engagé à ce que ça reste une RPA sur un papier signé devant notaire. Et puis le 31 janvier, on reçoit un avis d’éviction. On s’est dit : “Ça va pas, là !” »

Cette affaire très médiatisée a amené la sœur auxiliatrice à rencontrer, dans son appartement, la ministre de l’Habitation France-Élaine Duranceau, la ministre des Aînés Sonia Bélanger et Manon Massé, de Québec solidaire. C’est dire comment l’acharnement du groupe a permis d’amener le débat sur le sort des aînés en particulier et des locataires en général dans l’espace public. Avec une autre militante, Marie-Paule Lebel a même été invitée à Tout le monde en parle, au printemps 2023. Tout ça, sans l’aide de coûteux experts en relations publiques.

Dans les années 1970, Marie-Paule Lebel était dans la position inverse. Un projet de sa communauté religieuse avait soulevé l’ire du voisinage, qui s’est tourné vers les tribunaux pour le bloquer.

Les religieuses voulaient accueillir, dans leurs murs, des hommes qui sortaient de prison pour les aider à réintégrer la société. Marie-Paule Lebel a été choisie pour défendre le projet devant la Ville et le juge, grâce à ses qualités de rassembleuse, suppose l’ancienne cheftaine d’un groupe de guides.

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Marie-Paule Lebel avec notre chroniqueuse

Ils ont eu des stratégies, ils ont voulu acheter la maison. Ils ont fait toutes sortes d’histoires. L’avocat m’avait dit que je ferais une bonne avocate parce que je trouvais les bons mots.

Marie-Paule Lebel

Au bout de six ou sept ans, les Sœurs auxiliatrices ont gagné sur toute la ligne.

Formée comme infirmière, Marie-Paule Lebel pratique ensuite dans une clinique médicale de Pointe-Saint-Charles. L’expérience fut de courte durée. Son vif intérêt pour l’international l’amène au Rwanda où elle s’empresse d’apprendre la langue, le kinyarwanda. En 1984, elle délaisse son matériel médical pour devenir la directrice d’une « école en action sociale » formant des adolescentes, autant en sociologie qu’en agriculture. La recherche de fonds et de nourriture pose des défis quotidiennement. Les tensions ethniques entre Hutus et Tutsis s’avèrent difficiles à gérer. « Je me trouvais un peu innocente d’avoir accepté… »

Mais le pire s’en vient. Dix ans plus tard, Marie-Paule Lebel se retrouve en plein génocide, entourée d’élèves et de professeurs des deux camps. « Heureusement, ça a éclaté pendant les vacances de Pâques. Les élèves n’étaient pas là… » Elle mesure l’ampleur du drame qui se joue en allant chercher, avec une consœur, une voiture garée près d’une église où 3000 personnes s’entassent, leur maison ayant été brûlée, dans bien des cas.

En principe, les lieux de culte, tu ne touches pas à ça. On est rentrées, on est allées voir un ami militaire, on lui a dit qu’il fallait défendre les gens en danger. Il nous a répondu qu’on était en contravention, que c’était la nuit, qu’il y avait un couvre-feu, qu’on devait entrer chez nous. Le lendemain matin, on a appris que les 3000 personnes avaient été tuées.

Marie-Paule Lebel

Sœur Lebel décide alors de partir au Burundi, où elle aide des Tutsis qui veulent sauver leur peau à quitter le Rwanda. Grâce à sa voiture et à sa peau blanche, elle arrive à obtenir des passeports, des droits de passage, des billets d’avion.

Dans ses poches, elle traîne des médicaments et des piles pour les lampes de poche qu’elle prévoit donner à ceux qui voudraient lui bloquer le passage. « Mais ils nous demandaient des médailles et des chapelets, figurez-vous… C’est incroyable. Ils avaient des chapelets dans le cou, puis la machette dans les mains. C’est fou, hein ? Jamais on n’a mis ça dans nos poches. Ils avaient perdu tout sens d’humanité. »

Où était votre dieu, à ce moment-là ? ai-je osé lui demander. « Dans toutes les personnes qui collaboraient pour sauver des gens. »

Plus d’un an après le début du génocide, elle réussit à rouvrir son école et même à en doubler le nombre d’élèves. Mais la fin de ses années au Rwanda approche. Un jour, on l’informe qu’elle sera la prochaine personne assassinée. « Je savais trop de choses. » La plupart d’entre nous auraient fui rapidement. Pas elle.

« Ça ne m’a pas trop ébranlée sur le coup. Mais à un moment donné, j’ai vu des signes. Par exemple, dans le journal des militaires, on me ridiculisait, on me comparait à un évêque hutu. Rendu là tu dis “bon, là, ça suffit”. » Cinq mois plus tard, elle rentre au Québec et revient à ses anciennes amours, le travail d’infirmière, dans un CHSLD de Montréal.

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Marie-Paule Lebel

Quand elle voit, aujourd’hui, la mobilité que le gouvernement demande aux infirmières, Marie-Paule Lebel s’anime plus qu’à tout autre moment pendant notre entretien. Elle raconte comment elle a vécu, pendant un quart de travail, un changement forcé d’étage.

« Une seule soirée, j’ai compris toute la catastrophe du système de santé. Tu dois savoir comment une personne prend ses médicaments. Est-ce que je les écrase ? Est-ce que je les mets dans une compote de pommes ? Est-ce que je vais chercher du yogourt ? Est-ce que je fais boire la personne avant ? Après ? Quand tu en as 32 à ton étage comme ça… »

Ce qu’on demande aux infirmières actuellement, ça n’a pas de sens, on met la vie des gens en danger. Donnez-leur des postes permanents, laissez-les dans les mêmes services. Comment ça se fait que le gouvernement ne comprend pas ça ?

Marie-Paule Lebel

Marie-Paule Lebel est entrée en religion pour s’occuper de la veuve et de l’orphelin, pour avoir la possibilité de voir le monde et d’y faire une différence, pour « la liberté d’action et de pensée » que ce rôle lui procurerait.

Aujourd’hui, quand elle regarde dans le rétroviseur, elle trouve qu’elle a eu une « belle vie pleine, une vie pleine de sens ».

Questionnaire sans filtre

Moi et le café : Un bon café le matin m’aide à commencer la journée. Il en faut un.

La dernière fois où j’ai pleuré : Lors du décès de Christiane, une religieuse féministe engagée, il y a un certain temps. Je ne suis pas une pleureuse.

Les personnes (vivantes ou mortes) avec qui j’aimerais partager un repas : Manon Massé, des membres de ma famille, Beethoven. Sa 9e Symphonie m’amène beaucoup à l’intériorité.

Ce qui m’irrite au plus haut point : Que la société soit en perte de sens, en perte d’humanité au profit de l’avoir et du pouvoir. Je trouve ça terrible, éprouvant.

Les qualités que je cherche chez les autres : Le respect, la convivialité, la résilience, la combativité aussi. J’aime le monde debout et qui a envie de vivre.

Qui est Marie-Paule Lebel ?

  • Marie-Paule Lebel est née en 1939 à Saint-Félix-de-Kingsey, au sud de Drummondville.
  • À 21 ans, elle est entrée chez les Sœurs auxiliatrices, à Granby.
  • Elle a fait son cours classique et obtenu un diplôme d’infirmière.
  • De 1979 à 1998, elle a vécu au Rwanda où elle a été infirmière et directrice d’école.
  • On peut la voir dans le documentaire Évincés : les aînés contre-attaquent, de la journaliste Noémi Mercier, sur la saga judiciaire entourant la RPA du Mont-Carmel.