Les statistiques ne disent pas tout, mais peuvent indiquer des tendances. En matière de culture, au Québec, les indicateurs sont en hausse : il se publie plus de chansons et de livres, il se produit plus de films, d’émissions de télévision, de concerts et de spectacles qu’il y a 20 ans. L’offre est même plus abondante que jamais.

Le mouvement haussier est amorcé depuis plus d’une décennie dans la plupart des secteurs culturels – le théâtre, en légère baisse, constitue le contre-exemple. En musique, la baisse des coûts de production, combinée au basculement vers l’écoute en ligne, a provoqué un déferlement de nouveaux albums. L’avènement de nouvelles chaînes et plateformes a suscité un sursaut de demande de contenu audiovisuel. L’arrivée à maturité de plusieurs nouvelles maisons d’édition a bonifié l’offre en littérature.

La population québécoise a aussi augmenté, bien sûr. Or, « le nombre d’artistes augmente plus vite que la population », relève François Colbert, titulaire de la Chaire de gestion des arts à HEC Montréal.

L’offre culturelle québécoise serait-elle trop abondante ? Le malaise est palpable chez tous les professionnels et observateurs de la culture joints par La Presse. La question est jugée « délicate », presque « morale ».

La question n’est pas de savoir si on produit trop, mais de s’assurer que les entreprises culturelles trouvent les meilleurs moyens pour rejoindre le public.

La Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) dans un courriel envoyé à La Presse

MusicAction, le Conseil des arts et des lettres du Québec et le Conseil des arts du Canada ont décliné nos demandes d’entrevue.

« Il n’y aura jamais trop de bons projets, trop de bons artistes et de bonnes créations, jamais trop d’art dans nos vies », juge David Laferrière, président de RIDEAU, une association de diffuseurs qui tient son rendez-vous annuel à compter d’aujourd’hui à Québec. Or, cela posé, il ajoute : « Ça m’obsède, cette question du volume. On n’a pas les moyens financiers de diffuser adéquatement les spectacles. »

Le cas de la musique

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Le nombre d’albums produits au Québec a triplé en une décennie.

Jacynthe Plamondon Émond, de l’étiquette InTempo Musique, est catégorique : « Ça fait longtemps qu’on produit trop [pour la capacité de notre marché] », dit-elle. Ce constat est partagé à des degrés divers par plusieurs dans l’industrie québécoise de la musique, où l’explosion de l’offre et l’augmentation de la compétition internationale ont été marquées ces dernières années.

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Nombre de pièces chargées chaque jour sur les différentes plateformes de musique en ligne

Source : LuminateData

Avant, les disques se vendaient massivement et en peu de temps. L’économie des plateformes a chamboulé ce système. « Elles ont besoin d’une masse de contenu avec beaucoup de roulement », résume la présidente d’InTempo Musique, ce qui force les entreprises et les artistes « à faire du volume » pour espérer ramasser une foule de micropaiements suffisants pour les garder à flot.

« Ce système est nuisible du point de vue business, nuisible du point de vue culturel et nuisible du point de vue humain », insiste Jacynthe Plamondon Émond. Eve Paré, directrice générale de l’ADISQ, est moins alarmiste, mais admet être « préoccupée par la difficulté [pour l’industrie] de soutenir autant de projets » musicaux.

Quantité égale diversité

L’avènement de l’internet n’a pas seulement favorisé l’augmentation de l’offre culturelle, il a aussi contribué à sa diversification en permettant le développement de niches. « La littérature autochtone a explosé [au Québec], par exemple. Il y a plein d’offres comme ça, très nichées, qui trouvent leur public parce qu’il y a un appétit pour ça », expose Nellie Brière, stratège en communications numériques.

PHOTO FOURNIE PAR NELLIE BRIÈRE

Nellie Brière, stratège en communications numériques

C’est super intéressant et logique que cette diversité de contenu se développe, c’est fantastique de voir ce vent de créativité qui souffle. Sauf que ce n’est pas viable financièrement.

Nellie Brière, stratège en communications numériques

Ce genre de choses peut fonctionner dans un grand marché mondialisé ou pour une culture dominante, mais pas au Québec, où « on n’a pas la densité de population » nécessaire, selon elle.

« Il y a toujours eu beaucoup d’appelés et peu d’élus dans le monde de l’art, rappelle Dannick Trottier, directeur du département de musique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). À un moment donné, il y a une forme d’élimination naturelle qui se fait. » François Colbert est d’accord : tous les livres, tous les films, tous les albums ne trouveront pas leur public et tous les artistes formés par les différentes écoles professionnelles ou les conservatoires ne feront pas carrière non plus.

Le nombre de personnes en âge de consommer de la culture au Québec n’augmente que d’environ 1 % par année depuis les années 1990. « Maintenant, en 2023, ce 1 % est composé pour beaucoup de nouveaux arrivants qui ne sont peut-être pas encore [attachés] à la culture québécoise, ajoute-t-il. On est devant un marché qui ne bouge à peu près pas. »

L’une des clés serait-elle donc d’élargir davantage à la diversité ? Juste pour rire le croit. Après avoir constaté une baisse d’affluence à son festival vers 2018-2019, sa direction a constaté qu’il ne rejoignait pas les différentes communautés composant la société québécoise. L’organisation a donc amorcé une transformation, qui s’avère fructueuse, selon son directeur, Patrick Rozon (voir autre texte).

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Nombre de spectacles différents offerts à la tournée en février 2024 au Québec

Source : Scène Pro

En faire moins ?

Hélène Messier juge qu’en audiovisuel, le contexte exige qu’on investisse davantage pour produire plus de contenu de qualité et assurer une présence québécoise sur nos écrans. Dans le domaine du spectacle, David Laferrière penche pour la solution inverse. « Il faut réfléchir sérieusement à la question de la décroissance, pense-t-il. Faire un petit peu moins, mais mieux. » Eve Paré, de l’ADISQ, croit aussi qu’il faut « resserrer l’aide vers des projets qui sont porteurs et où il y a du développement de carrière à long terme ».

« Il y a quelque chose de très sensible dans cette question-là », précise-t-elle toutefois.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Eve Paré, directrice générale de l’ADISQ

À quel moment, comme gouvernement ou comme société, on a le pouvoir de dire : la diversité culturelle s’arrête ici ?

Eve Paré, directrice générale de l’ADISQ

Ni Mme Paré ni David Laferrière n’ont une idée claire des modalités du resserrement de l’offre auquel ils songent.

Le monde du livre a peut-être déjà une piste de solution. « Certaines maisons d’édition font le choix de publier un peu moins de titres », dit Karine Vachon, directrice générale de l’Association nationale des éditeurs de livres, en utilisant le terme « décroissance ». Les coûts de production, dont l’augmentation du prix du papier, pèsent dans la balance, mais elle évoque aussi une « volonté d’accompagner davantage la vie de chaque livre et bien le promouvoir ».

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Augmentation du nombre d’ouvrages littéraires publiés annuellement au Québec entre 2004 et 2021

Source : Statistiques de l’édition au Québec

Ce meilleur « accompagnement » aussi évoqué par David Laferrière serait la possibilité d’affecter davantage de ressources humaines et financières à des projets moins nombreux. Réajustement qui demanderait un meilleur financement des opérations de mise en marché des diffuseurs et des producteurs de contenus. Chose certaine, précise le président de RIDEAU, cette décroissance « ne doit pas se faire aux dépens des artistes de la relève et des disciplines de niche ».

Faire moins, mais mieux peut sembler logique, mais Nellie Brière flaire un piège.

« Si tu réduis la quantité, tu réduis nécessairement la qualité. La quantité te permet de rayonner à l’international, avance-t-elle. C’est comme au hockey : plus tu as de joueurs sur le territoire, plus tu as de chances d’en voir se rendre à la Ligue nationale. En fait, il faut se demander ce qu’on veut servir : le rayonnement ou la rentabilité ? »