Les progrès spectaculaires de l’intelligence artificielle vous dépassent ou vous inquiètent ? Notre grande chance : nous avons au Québec des experts qui maîtrisent cette technologie et font preuve de vigilance à son égard. Y compris deux étoiles montantes de cet écosystème : Sasha Luccioni et Ravy Por.

Un conseil : si vous croisez Sasha Luccioni, ne lui parlez pas de ChatGPT ou du danger des robots tueurs contrôlés par l’intelligence artificielle.

« Je trouve que ces temps-ci, on met beaucoup l’accent sur les technologies superflues qui font rêver ou qui font peur, alors que de l’autre côté, il y a plein de belles choses, de bonnes recherches qui se font en intelligence artificielle (IA), mais qui passent inaperçues », lance-t-elle.

Sasha Luccioni est la « responsable climat » de Hugging Face, une entreprise franco-américaine spécialisée en IA. Elle travaille sur les impacts sociaux et environnementaux de cette technologie.

En entrevue, elle cite une série d’exemples qu’on n’évoque habituellement pas. Elle me parle entre autres du rôle joué par l’IA quand on poste une lettre, quand on utilise Google Maps ou les outils de traduction automatique.

Ravy Por, associée en intelligence artificielle et données chez Deloitte, est du même avis.

« Il se fait plein de bonnes choses, mais est-ce qu’il va y avoir autant d’espace médiatique [que pour les mauvais côtés de cette technologie] ? Non ! », dit-elle.

Lorsque, dans le cadre de son travail, elle parle de l’intelligence artificielle, elle dit donner des exemples concrets et positifs.

Je l’aborde de différentes manières. Du côté santé, c’est tout ce qui est reconnaissance par imagerie. On est capable de reconnaître plus facilement certains types de maladies grâce à l’IA.

Ravy Por, associée en intelligence artificielle et données chez Deloitte

Ces femmes inspirantes possèdent toutes les deux une fine connaissance des rouages de l’intelligence artificielle. Elles en parlent dans des mots simples, pour nous permettre de mieux comprendre ses conséquences, sachant que la peur est bien mauvaise conseillère.

J’ai rencontré ces deux expertes à La Presse en l’espace de 48 heures, au début du mois. À la suite de ces entrevues, j’avais trois mots en tête : détermination, pragmatisme et lucidité.

« Une personne m’a demandé hier : “Qu’est-ce que tu veux que les gens retiennent de toi ?” J’ai dit que je ne veux pas qu’ils se souviennent de moi, mais que je veux avoir comme legs un programme éducatif en IA pour nos jeunes, et aussi de l’aide à la transformation numérique en intelligence artificielle pour les organisations et les citoyens », m’a dit Ravy Por, qui a fondé en 2018 l'OBNL Héros de chez nous, qui cherche à démocratiser l'éducation technologique auprès des jeunes.

Les objectifs de Sasha Luccioni sont relativement similaires.

« J’essaie surtout de faire beaucoup de vulgarisation, de communication, dit-elle. Je pense qu’il n’y a pas assez de ça. »

On a souvent un discours qui fait peur, un peu négatif, et j’essaie d’être plutôt constructive. L’IA est vraiment sortie du laboratoire et fait partie de la vie de tous les jours, je trouve que c’est super important que les gens comprennent comment ça fonctionne.

Sasha Luccioni, « responsable climat » à Hugging Face

Exercer son influence

En revanche, elles gardent toutes les deux leur esprit critique et font preuve de vigilance quant aux dérives actuelles et potentielles. Elles sont toutes deux très conscientes que le développement de l’IA doit être encadré et n’hésitent pas à utiliser leur capacité d’influence, dans ce domaine, à des fins positives.

Il y a plus de deux ans, Radio-Canada avait déjà braqué ses projecteurs sur le combat mené par Ravy Por contre les biais des algorithmes utilisés par l’intelligence artificielle.

« Je dis toujours que ça dépend de l’intention, explique Ravy Por. Des fois, je prends l’exemple d’un marteau. Avec un marteau, je suis capable de construire des infrastructures, mais le marteau peut faire mal à quelqu’un. »

Sasha Luccioni, pour sa part, s’est récemment retrouvée dans le classement des 35 innovateurs de moins de 35 ans du magazine MIT Technological Review. Parallèlement, elle vient de faire une conférence TED pour plaider l’urgence de « nous concentrer sur les impacts négatifs actuels » de l’IA, « comme les émissions carbone, les droits d’auteur bafoués et la diffusion d’informations biaisées ».

Il n’y a pas que les gestes faits par ces deux femmes qui sont inspirants. Leurs parcours respectifs sont également remarquables.

« Quand j’avais 9 ans, je voulais être mathématicienne, parce que quand j’étais petite, je ne parlais ni français ni anglais et la seule langue que je comprenais à l’école était la langue universelle des maths », se souvient Ravy Por, née au Québec de parents qui ont fui le régime des Khmers rouges du Cambodge.

Elle voulait aussi devenir philanthrope, raconte-t-elle.

Pour celle qui a fait un baccalauréat en mathématiques à l’Université de Montréal et s’implique bénévolement dans plusieurs organismes, c’est mission accomplie.

Sasha Luccioni, dont les parents ont quitté l’Ukraine pour l’Ontario quand elle avait 4 ans, a pour sa part fait le choix de s’établir à Montréal début vingtaine.

Titulaire d’un doctorat en informatique cognitive de l’UQAM, elle était préoccupée par les changements climatiques et le sort de la planète.

Après s’être impliquée à l’Institut québécois d’intelligence artificielle auprès de Yoshua Bengio, elle a trouvé son emploi actuel, qui lui permet de mettre l’accent sur le coût environnemental de l’IA.

Désormais, elle tente aussi de faire profiter Espace pour la vie (qui regroupe le Jardin botanique, l’Insectarium, etc.) de ses connaissances en intelligence artificielle.

« J’ai envie de construire des choses à Montréal. J’ai choisi ma ville, j’ai envie de m’y faire des racines et je trouve qu’Espace pour la vie est un énorme avantage [pour la ville]. Je veux redonner à la communauté. »

Qui est Sasha Luccioni ?

Née en 1990 en Ukraine, Sasha Luccioni habite Montréal depuis l’âge de 21 ans.

Elle a fait un doctorat en informatique cognitive en 2016 à l’UQAM.

Ses modèles ? « Je viens d’une longue tradition de femmes en science. Ma mère est en statistique-mathématiques, ma grand-mère était chimiste, mon arrière-grand-mère était géologue. C’est une culture de femmes qui font de la recherche qui m’inspire beaucoup. »

Qui est Ravy Por ?

Née en 1985 à Québec de parents originaires du Cambodge.

Ravy Por a notamment un baccalauréat en mathématiques de l’Université de Montréal et fait actuellement une maîtrise à temps partiel en génie industriel à Polytechnique Montréal.

Ses modèles ? Son père et sa mère. « Ce qu’ils ont traversé, que ce soit le génocide au Cambodge, arriver dans un nouveau pays en hiver sans parler français ni anglais, se débrouiller, aider les gens de la communauté, aider leurs familles au Cambodge… Je me dis que j’aimerais être aussi résiliente et humble que mes parents. »