Une génération les sépare, mais elles appartiennent à la même communauté d’esprit et de valeurs. Annabel Soutar et Léa Clermont-Dion ont toutes deux décidé de prendre la parole et de créer des œuvres qui dénoncent l’inacceptable, pour faire bouger les choses et les gens. Nous les avons rencontrées, séparément, mais leurs propos se croisent et se répondent, naturellement.

« On juge tous. On a tous nos barèmes, nos visions du monde. Mais quand tu arrives et que tu veux parler à l’autre, si tu es dans le jugement, il n’y a pas de dialogue possible », explique avec cette fougue qui lui est propre Léa Clermont-Dion.

Cette fougue qui est convaincante, mais qui fait qu’elle peut tenir son propos dans un café bondé sans attirer l’attention. La discussion tourne autour de l’importance de sortir de cette chambre d’écho et de parler à un public qui ne lui est pas du tout acquis, qui peut même être hostile.

C’est une des préoccupations de la réalisatrice de T’as juste à porter plainte, qui vient de signer un essai percutant sur le même sujet.

Sinon, comment avoir de l’influence si on parle au même monde, tout le temps ?

La dramaturge Annabel Soutar est aussi de celles qui croient que l’on doit aller plus loin que ses cercles premiers, percer la bulle.

« Il faut sortir de nos chambres d’écho, des réseaux sociaux et avoir des conversations en personne », dit celle qui est venue nous rencontrer, malgré un horaire très chargé en cet automne de création. « Il faut prioriser le contact humain en ce moment, parce que ça donne de l’optimisme », précise Annabel Soutar, qui croit elle aussi que le dialogue est impossible sans une réelle ouverture à l’autre.

Il faut mettre l’accent sur l’écoute et être conscient de ses angles morts. Et il faut se poser la question : est-ce que je suis vraiment curieuse de comprendre l’autre personne ?

Annabel Soutar

Joindre les gens

« C’est ce qu’on a essayé de faire avec L’Assemblée », poursuit la directrice artistique de la compagnie de théâtre documentaire Porte Parole.

L’Assemblée réunit sur la même scène, autour d’un enjeu social, des gens d’allégeances et de philosophies de vie différentes, de droite et de gauche, afin de provoquer un dialogue ouvert en zone sécuritaire. Le projet a voyagé à l’extérieur du Québec, mais sera de retour prochainement, à Québec.

« On s’est dit que les gens de droite allaient attirer leur public, relate Annabel Soutar. Ç’a marché quelques fois, mais pas très souvent. »

Ces liens et ces dialogues sont essentiels, mais pas faciles, donc.

Les deux créatrices se connaissent et se vouent un grand respect mutuel. Elles ont même collaboré au Projet Polytechnique, une production qui revient sur le féminicide du 6 décembre 1989 actuellement à l’affiche au TNM à Montréal. Tenaces, elles ont toutes deux entrepris de décloisonner leur travail, précisément pour parler à un plus grand nombre.

« Léa se met elle-même en situation de danger en approchant de bonne foi des masculinistes pour les écouter, relate Annabel Soutar. C’est très courageux de sa part. Car elle croit que l’on ne va pas arrêter ce cycle de violence si on ne va pas à la racine de cette violence. »

Dans un désir de porter plus loin son travail, Léa Clermont-Dion donne des formations sur les violences à caractère sexuel dans des milieux traditionnellement masculins, notamment auprès des joueurs de la Ligue de hockey junior majeur du Québec.

La série documentaire T’as juste à porter plainte est aussi maintenant présentée aux juristes du Tribunal spécialisé en matière de violence sexuelle et de violence conjugale.

Je suis très heureuse de ça. C’est changer les choses, un petit peu à la fois. Je crois beaucoup à l’éducation en général.

Léa Clermont-Dion

Léa Clermont-Dion est également à la tête d’une campagne de prévention des violences à caractère sexuel qui sera lancée dans les universités et collèges du Québec en mars prochain.

Entrer en action

Annabel Soutar et Léa Clermont-Dion souhaitent toutes les deux que leur travail soit une force motrice, qu’il éveille chez ceux et celles qui le reçoivent un besoin d’entrer en action.

Est-ce le cas ?

« Je me demande toujours quel est l’impact du théâtre », s’interroge Annabel Soutar, puisque c’est difficile de savoir ce qui se passe ensuite, pour chacun des spectateurs qui partent après une pièce de théâtre documentaire.

« Il faut avoir confiance qu’il y a un impact sur l’individu qui est transformatif et que cette personne va sortir du théâtre et changer sa posture vis-à-vis les autres dans sa vie, et que ça va faire une différence », poursuit-elle.

Il y a parfois des pièces qui incitent les gens à revenir vers leurs créatrices. Rose et la machine de Maude Laurendeau, par exemple, qui relate le difficile chemin d’une mère en quête de soutien et de services pour sa fille autiste, a beaucoup fait réagir, confie Annabel Soutar. « Je sais que ç’a fait bouger, poursuit-elle, mais je suis toujours impatiente d’accélérer cet impact-là. »

L’impact a plusieurs niveaux. Ça peut être de vouloir changer le monde ou de parler de la pièce de théâtre ou du documentaire que l’on vient de voir, et qui nous a bouleversés, au souper, entre amis ou en famille.

« L’espace familial est intéressant pour la discussion. Ce sont les plus belles discussions qu’on peut avoir, confirme Léa. Mais cette culture du débat, même en famille, c’est difficile. C’est difficile de dialoguer. »

Particulièrement dans le climat actuel, tendu, disent-elles.

Alors dans ce contexte, êtes-vous optimistes ou pessimistes, face à notre avenir ?

« Je sens que j’ai le devoir de dire que je suis optimiste, avance Annabel Soutar. Mes parents m’ont toujours dit que les gens positifs influencent le monde d’une manière positive. Mais je ne peux pas être naïve face à ce qui se passe dans le monde actuellement. La polarisation de nos discours me préoccupe, particulièrement en temps de guerre. »

« Je suis optimiste, répond aussi Léa Clermont-Dion, mais je trouve inquiétants les propos que j’entends dans les écoles. Je trouve ça triste. Il y a vraiment quelque chose qui a changé et qui est une polarisation. »

Qui est Annabel Soutar ?

  • Née à Montréal dans les années 1970, Annabel Soutar a étudié la dramaturgie et la mise en scène à l’Université Princeton, aux États-Unis.
  • En 2000, elle crée la compagnie Porte Parole avec l’acteur Alex Ivanovici, qui mise sur le théâtre documentaire. Plus de 75 000 personnes ont vu la pièce J’aime Hydro, de Christine Beaulieu, produite par la compagnie. Projet Polytechnique, présentement à l’affiche du TNM, est aussi une création de Porte Parole.

Qui est Léa Clermont-Dion ?

  • Née au début des années 1990 à Rawdon, l’autrice et réalisatrice Léa Clermont-Dion est titulaire d’un doctorat en science politique de l’Université Laval. Elle est aujourd’hui chercheuse postdoctorale à l’Université Concordia.
  • Elle a notamment coréalisé avec Guylaine Maroist le documentaire Je vous salue salope et la série T’as juste à porter plainte avec Gianluca Della Montagna. Il y est question du processus judiciaire encadrant les plaintes pour violences sexuelles. On y suit en partie son parcours.