Une « guerre culturelle » et juridique prend de l’ampleur contre les personnes trans aux États-Unis. L’inquiétude monte aussi au Québec. Ce mouvement met-il en péril des droits obtenus de haute lutte de ce côté-ci de la frontière ?

« C’est horrifiant »

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Des centaines de personnes ont participé dans la bonne humeur, le 5 août à Montréal, à la Marche trans annuelle.

L’image du Canada à l’échelle internationale est celle d’un « havre de paix » pour les communautés LGBTQ+. Or, au Québec, la montée des discours anti-drag queens et l’assaut juridique contre les personnes trans aux États-Unis inquiètent. « Sentir que ça se rapproche de ma bulle protégée, ça fait monter de l’insécurité », dit Oli, jeune non-binaire de 18 ans. Son sentiment est partagé par toutes les personnes trans et leurs alliés rencontrés par La Presse.

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Des centaines de personnes ont participé dans la bonne humeur, le 5 août à Montréal, à la Marche trans annuelle.

Du soleil, des centaines de personnes réunies dans la bonne humeur : il régnait une ambiance de pique-nique à place du Canada avant le départ de la Marche trans annuelle, tenue le 5 août au centre-ville de Montréal. « C’est la première fois qu’il y a autant de monde », se réjouissait Manon Massé, députée de Québec solidaire.

« Je pense que ça veut dire quelque chose, a poursuivi la parlementaire. Ça veut dire qu’au Québec, on a envie de se serrer les coudes pour dire autant aux gens des États-Unis que [d’ici] : vous savez, au Québec, être une personne trans est un droit. »

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Manon Massé, députée de Québec solidaire,
à la Marche trans annuelle

Ce droit est mis à mal au sud de la frontière où, depuis le début de l’année, plus de 500 projets de loi visant notamment à restreindre l’accès des personnes trans à des toilettes publiques ou aux soins d’affirmation de genre ont été déposés dans plus de la moitié des États. Plusieurs dizaines d’entre eux ont déjà été adoptés. « Il y a des gens qui perdent des droits. Des droits humains. Ça, moi, ça m’inquiète », disait encore Manon Massé.

Insécurité grandissante

L’insécurité vient souvent avec le seul fait d’être trans, dit Kim1, intervenante à l’Aide aux Trans du Québec. « Je ne me sens pas en sécurité, mais je ne me suis jamais sentie en sécurité, confirme d’ailleurs Jade2, femme trans de 18 ans. Je pense qu’il est difficile de ne pas être parano quand tu es trans, parce que tu ne peux jamais présumer que les gens vont t’accepter comme tu es. »

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Kim, intervenante et coordonnatrice
à l’Aide aux Trans du Québec

La crainte exprimée par Jade est partagée par les quatre autres personnes trans de 18 ans rencontrées par La Presse à Montréal et à Sherbrooke au mois de juillet, en particulier à la lumière de ce qui se brasse au sud de la frontière. « C’est horrifiant », dit encore la jeune femme trans.

Ce que je considère comme le summum de ce que j’ai vu aux États-Unis, c’est de voir que les parents qui aident leur enfant mineur à obtenir des soins médicaux d’affirmation de genre pourraient être considérés comme des criminels et que l’État pourrait retirer l’enfant de sa famille.

Élianne, femme trans de 18 ans

Justin, garçon trans de la couronne nord de Montréal, est un peu moins inquiet que les autres. « J’ai l’impression que le Canada est plus progressiste que les États-Unis, observe-t-il. Faire marche arrière reste possible, mais ça m’étonnerait. » Sa réserve est en partie partagée par Kim, intervenante à l’Aide aux Trans du Québec, qui rappelle toutefois « qu’on est toujours à un changement de gouvernement près de perdre des droits ».

Déjà au Canada

Céleste Trianon, organisatrice de la marche du 5 août, croit que le discours ambiant aux États-Unis traverse déjà la frontière. Elle voit des chroniqueurs et des politiciens – elle cite le chef du Parti conservateur du Québec, Éric Duhaime, qui a lancé une pétition pour ne pas « exposer » les enfants aux drag queens – « importer ces idées » au Canada et alimenter l’insécurité. D’autres évoquent le Parti populaire du Canada de Maxime Bernier, dont certaines idées ressemblent à des projets de loi anti-trans américains. Les manifestations survenues le printemps dernier contre Barbada, drag queen qui lit des histoires aux enfants, s’inscrivent dans cette mouvance, selon Céleste Trianon.

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Céleste Trianon, activiste et juriste trans

Cam, intervenant non binaire de l’Aide aux Trans du Québec, fait aussi partie des moins optimistes : « Ça se pointe déjà le nez au Nouveau-Brunswick. » Il fait référence à la révision d’une loi par le gouvernement conservateur de Blaine Higgs qui restreint l’usage fait en classe du nom et des pronoms choisis par un élève trans : les enseignants devront désormais obtenir le consentement des parents lorsque l’élève concerné sera âgé de moins de 16 ans.

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Oli et sa mère Mireille s’inquiètent de voir s’éroder les droits des personnes trans

Mireille, mère d’un enfant trans de 18 ans vivant à Montréal, a été particulièrement choquée par cette affaire. Elle déplore que ce débat ait tourné autour de l’idée que la loi, avant sa révision, servait à cacher de l’information aux parents. Le sujet, selon elle, c’est plutôt la sécurité de l’enfant ou de l’adolescent trans concerné.

« La vraie question, estime-t-elle, c’est : qu’est-ce qu’on fait si un jeune ne veut pas que l’école en parle à ses parents parce qu’il a peur ? » Le réflexe naturel de l’école secondaire fréquentée par son enfant Oli, au moment où un questionnement de genre s’est imposé, a été d’intégrer les parents dans la situation, pas de la leur cacher, se rappelle Mireille, pour qui bien des discours anti-trans propagent des faussetés ou s’en nourrissent.

Le même genre de désinformation est véhiculé concernant les soins d’affirmation de genre, selon Kim et Cam, de l’Aide aux Trans du Québec. « Ça donne l’impression que des enfants se font charcuter, déplore Kim, ou que c’est une mode. » Entreprendre une transition médicale ne se fait pas à la légère, précise Cam. Toute transition « demande un consentement éclairé, de peser le pour et le contre comme les attentes réalistes, les effets secondaires, la fertilité, les perspectives à long terme », détaille-t-il.

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Des centaines de personnes ont participé à la Marche trans annuelle de Montréal le 5 août dernier.

De la haine à la solidarité ?

« Ce qui me bouleverse, c’est de constater combien les gens ont envie d’exprimer leur haine », dit Mireille. Elle ne comprend pas ce qu’il y a de si menaçant pour la société à voir quelqu’un – un ado, par exemple – exprimer une vision différente de l’identité de genre. Ernst Caze, intervenant social qui a signé un mémoire sur la quête identitaire des jeunes personnes trans, a peut-être un embryon de réponse : la transidentité remet en question un apprentissage fondamental des êtres humains.

Enfant, résume-t-il, on apprend qu’il y a des êtres animés et des choses inanimées. Ensuite, qu’il y a des êtres humains et des animaux. Puis, des hommes et des femmes. « Puisque ça remet en cause une chose acceptée comme évidente, ça dérange tout le monde », analyse-t-il.

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« On a parfois l’impression que ce qu’on est et nos corps sont des sujets d’opinions. On n’est pas des sujets d’opinions. On existe, on a les mêmes besoins que tout le monde », dit Cam, intervenant à l’Aide aux Trans du Québec.

« Je dis souvent que, comme personne blanche, je ne comprendrai jamais le vécu d’une personne racisée, mais je peux la respecter, dit Cam. C’est la même chose pour une personne cisgenre : elle ne pourra jamais vraiment comprendre une personne trans, mais elle peut la respecter. Ça, c’est un choix. »

Le climat actuel fait en sorte que les personnes trans sont plus visibles. « Avoir de la visibilité sans protection, ça nous met en danger », observe cependant Cam, qui souhaiterait une plus vaste solidarité sociale.

Le plus souvent, les droits des personnes LGBTQ+ sont défendus par d’autres personnes de ces communautés. Cam croit qu’un véritable pas sera franchi lorsqu’un vaste pan de la société se sentira concerné par la discrimination ou la haine visant un groupe marginalisé et le défendra au nom des droits de tous, c’est-à-dire des droits de la personne.

1 Seuls les prénoms des personnes citées sont utilisés afin de conserver leur anonymat.

2 Jade est un prénom fictif pour la même raison.

Lexique trans

Trans

Terme parapluie désignant toute personne ne s’identifiant pas à son genre assigné à la naissance. Il a remplacé le terme « transexuel(le) », dont la définition est plus étroite.

Non binaire

Personne qui ne s’identifie ni au genre masculin ni au genre féminin et rejette cette vision dite « binaire » de l’être humain. Une personne non binaire peut adopter des pronoms associés à l’un ou l’autre des genres (il/lui ou elle) ou demander à ce qu’on la désigne par le néologisme iel.

On en est encore, dans la société et dans nos communautés, à créer ces étiquettes, elles ont changé au fil du temps et elles vont continuer à changer.

Cam, intervenant à l’Aide aux Trans du Québec

Cisgenre

Personne dont l’identité reflète le genre assigné à la naissance, par opposition à une personne trans ou non binaire.

Drag queen

Personnage féminin, souvent créé par un homme, qui se démarque par son maquillage et ses costumes de scène extravagants. Être drag queen est une activité artistique, pas une identité de genre ni une orientation sexuelle, bien que plusieurs personnes fassent ce genre d’amalgame.

États-Unis : une « guerre culturelle » contre les trans

PHOTO BRENDAN SMIALOWSKI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

À l’ombre du Capitole des États-Unis, des manifestants pour les droits de la communauté LGBTQ+ défilent lors de la Marche pour l’autonomie des queers et des trans à Washington le 31 mars dernier.

Des centaines de projets de loi visant à limiter les droits des personnes trans ont été déposés aux États-Unis ces derniers mois. Ce climat de « guerre culturelle » effraie les communautés LGBTQ+ et pourrait n’être qu’un prélude à ce que réserve la prochaine élection présidentielle.

Des « démons », des « mutants », c’est ainsi que Webster Barnaby, élu républicain de la Floride, a qualifié les personnes trans lors d’un débat portant sur un projet de loi visant à les forcer à utiliser les toilettes et vestiaires correspondant au genre qui leur a été assigné à la naissance. « On entend ce genre de langage constamment », déplore Erin Reed.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

La journaliste et militante américaine pour les droits des trans compile et analyse depuis environ quatre ans les projets de loi visant cette communauté qui sont déposés, débattus et parfois adoptés dans de nombreux États américains. Elle ne manque pas de boulot : elle en a dénombré et lu 532 depuis qu’elle a amorcé ce travail. Son portrait n’est même pas complet : le site Trans Legislation Tracker, lui, en recense plus de 500 seulement depuis le début de l’année 2023. Erin Reed se sert de ses infos pour établir une carte des endroits les plus et les moins hostiles aux personnes trans aux États-Unis. Un se démarque : la Floride de Ron DeSantis, candidat à l’investiture républicaine, qu’elle recommande carrément d’éviter.

« Ce n’est pas une affaire de bonhomme Sept-Heures, dit Debi Jackson, mère d’un enfant trans et militante vivant au Missouri. Ces lois ont des impacts réels. » Ces projets de loi visent notamment à limiter l’accès aux soins de transition (les thérapies hormonales, par exemple), mais les plus dures cherchent à criminaliser les professionnels de la santé ou les parents qui accompagnent une personne mineure dans sa transition.

PHOTO SANTIAGO MEJIA, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des manifestants transportent un cercueil à la mémoire des personnes trans qui ont perdu la vie lors de la Marche trans annuelle de San Francisco, le 23 juin dernier.

Le vent a tourné

L’administration de Barack Obama mettait en place un système de reconnaissance et de protection pour les personnes trans sans que les esprits ne s’échauffent, rappelle Debi Jackson. Tout a basculé avec l’élection de Donald Trump. « La haine et le vitriol ont été lâchés lousses », illustre sa compatriote Sharon Liese, réalisatrice de Transhood, documentaire qui suit quatre enfants et ados trans de Kansas City sur une période de cinq ans, dont Avery, la fille de Debi Jackson.

Plutôt que d’admettre qu’ils ont peur et ne comprennent pas [la transidentité], les gens disent que c’est mal, immoral, malsain.

Sharon Liese, réalisatrice du film Transhood

Cet assaut contre les personnes trans a débuté avec des gens qui arguaient que les politiques non discriminatoires envers les personnes LGBTQ+ entraient en conflit avec leur liberté religieuse, raconte Debi Jackson. « Ça n’a pas marché », dit-elle. La droite ultraconservatrice cherche depuis activement d’autres terrains de bataille : accès aux toilettes publiques, aux soins de transition, etc.

PHOTO LYNNE SLADKY, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Manifestation pour les droits des trans à Fort Lauderdale, en Floride, le 2 juillet dernier. L’État est parmi ceux qui ont adopté les législations les plus restrictives en matière de droits pour les trans.

« Ce mouvement est très bien organisé. Il est aussi très bien financé par des organisations d’extrême droite comme Heritage Foundation et Alliance Defending Freedom, qui sont des organisations chrétiennes orientées vers ce qu’elles appellent des valeurs familiales, explique Debi Jackson. Ils écrivent carrément des projets de loi et trouvent des élus disposés à les défendre. »

  • Erin Reed est journaliste et militante pour les droits des personnes trans.

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM D’ERIN REED

    Erin Reed est journaliste et militante pour les droits des personnes trans.

  • Debi Jackson, mère et militante pour les droits des personnes trans

    PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE DEBI JACKSON

    Debi Jackson, mère et militante pour les droits des personnes trans

  • Avery Jackson, adolescente trans du Missouri, en compagnie de Joe Biden, en juin dernier. Le président américain estime que les droits des personnes trans sont des droits de la personne.

    PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE DEBI JACKSON

    Avery Jackson, adolescente trans du Missouri, en compagnie de Joe Biden, en juin dernier. Le président américain estime que les droits des personnes trans sont des droits de la personne.

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« On sait qu’ils veulent en faire un enjeu pour l’élection présidentielle », affirme Erin Reed, ce qui expliquerait la charge des élus républicains. Ils savent que Joe Biden est un allié des personnes trans et que sa réélection pourrait briser leur élan. La journaliste et militante ne perd pas espoir : « On a vu des États passer des lois positives, dit-elle. Il y a beaucoup de résistance et on voit des jeunes de la génération Z offrir un soutien massif aux communautés trans. »