Les révélations sur l’ingérence des espions chinois au Canada et le feuilleton du ballon-espion chinois aux États-Unis le mois dernier ont levé le voile sur l’univers caché de la collecte de renseignements et de l’influence entre nations. Une pratique en plein âge d’or, et avec des risques de dérapages entre la Chine et les États-Unis impossibles à prévoir ou à contrôler.

Sur une ligne très mince

ILLUSTRATION CATHERINE BERNARD, LA PRESSE

Imaginez qu’un avion militaire américain vole au large des côtes chinoises pour tenter de recueillir des renseignements et des données de communications.

Au-dessus des eaux internationales, l’appareil est dans son droit. Mais la Chine dépêche un avion de chasse pour le harceler.

Alors que le chasseur chinois vole à quelques mètres de l’avion américain, une bourrasque provoque une collision, entraînant la chute des appareils vers la mer de Chine.

Cet évènement n’a rien de fictif : il s’est produit en avril 2001. Il s’est soldé par la mort du pilote chinois et la captivité temporaire en Chine des 24 membres de l’équipage de l’avion américain. Une crise vite oubliée dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001, survenus quelques mois plus tard.

« La collision entre les deux avions était accidentelle, explique James Bamford, ancien chroniqueur à la revue Foreign Policy et auteur spécialisé dans les services de renseignement. Mais imaginez ce qui se passerait si ça se reproduisait demain matin, et qu’on croyait que la Chine venait d’abattre un avion militaire américain. Avec les républicains extrémistes que nous avons au Congrès, ça pourrait déclencher une guerre avec la Chine », dit-il, ajoutant que de tels vols de reconnaissance près de la Chine ont lieu presque chaque jour.

Collecte de renseignements

PHOTO US AIR FORCE, FOURNIE PAR REUTERS

Un pilote de chasse américain observe le ballon-espion chinois survolant les États-Unis, le 3 février.

La collecte de données menée par des superpuissances comme les États-Unis et la Chine est au premier plan cette année depuis que le fameux ballon-espion chinois a été abattu le mois dernier, non loin de la Caroline du Nord, après une traversée très médiatisée du continent américain.

PHOTO MAÎTRE DE 1RE CLASSE TYLER THOMPSON, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des marins de l’US Navy récupèrent des débris du ballon chinois, au large de Myrtle Beach, en Caroline du Sud, le 5 février.

L’ingérence chinoise au Canada fait aussi les manchettes avec la multiplication de révélations montrant à quel point le Canada semble devenu un terrain de jeu pour les espions chinois.

Selon James Bamford, les Occidentaux ont trop longtemps été naïfs quant à la capacité du régime communiste chinois d’agir et de collecter des renseignements au cœur des démocraties de la planète.

PHOTO STEVE JENNINGS, FOURNIE PAR TECHCRUNCH

James Bamford, ancien chroniqueur à la revue Foreign Policy et auteur spécialisé dans les services de renseignement

La Chine a une station spatiale en orbite autour de la Terre. Elle projette d’envoyer des gens sur la Lune. C’est idiot de la sous-estimer.

James Bamford, ancien chroniqueur à la revue Foreign Policy et auteur spécialisé dans les services de renseignement

Pour recueillir des données, le régime chinois emploie à la fois des technologies de pointe et des méthodes très simples, dit M. Bamford, auteur du tout nouveau livre Spyfail – Foreign Spies, Moles, Saboteurs, and the Collapse of America’s Counterintelligence.

Par exemple, la Chine utilise des satellites pour avoir accès à des images montrant les installations militaires de pays autour du globe, notamment des installations militaires américaines. Or, pour capter les communications, les ballons-espions sont plus pratiques que les satellites, car ils sont plus près du sol.

« La Chine lance ses ballons à partir de l’île de Hainan, dans le sud du pays. De là, les ballons peuvent voler à 20 km d’altitude près des installations militaires américaines de l’île de Guam, dans l’océan Pacifique, par exemple, ou encore des îles Aléoutiennes, près de l’Alaska, où l’armée américaine a des installations militaires critiques. »

Les services de renseignement chinois ciblent aussi les communications internationales, qui sont difficiles mais pas impossibles à intercepter, dit M. Bamford.

« Par exemple, vous ne pouvez pas avoir accès aux communications qui passent dans les gros câbles optiques sous-marins qui traversent les océans. Mais près de la Chine, sur une île à 30 km des côtes, les câbles refont surface, et les informations peuvent être transmises par micro-ondes. C’est un point qui est intéressant pour les Chinois. »

Et le régime chinois a énormément de succès dans la collecte de données. L’an dernier, Christopher Wray, directeur du FBI, a déclaré que son agence ouvrait une nouvelle enquête de contre-espionnage sur la Chine toutes les 12 heures.

« Cela représente probablement environ 2000 enquêtes, a déclaré M. Wray. Et c’est sans parler de son cybervol, ou son programme de piratage, qui est plus important que celui de tous les autres grands pays réunis. »

PHOTO JOHN C. CLARK, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Christopher Wray, directeur du FBI

La Chine a volé plus de données personnelles et d’entreprises américaines que tous les autres pays réunis.

Christopher Wray, directeur du FBI

La course aux données

John Pike, expert en défense et directeur de la firme Global Security en Virginie, note qu’on associe souvent l’espionnage à l’époque de la guerre froide, entre les États-Unis et l’ex-URSS. Or, ce qui se passait à cette époque n’était rien en comparaison à ce qu’on vit maintenant, dit-il.

« Nous vivons un âge d’or de la collecte de données », dit-il.

PHOTO TIRÉE DE LINKEDIN

Yuesheng Wang, ex-chercheur d’Hydro-Québec arrêté pour espionnage

Par exemple, le régime chinois emploie un grand nombre d’agents qui vivent et travaillent aux États-Unis, au Canada et ailleurs. L’an dernier, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a arrêté Yuesheng Wang, un chercheur de 35 ans habitant Candiac et qui travaillait pour un centre de recherche en électrification des transports d’Hydro-Québec. Mis en accusation, le présumé espion « aurait obtenu des secrets industriels » pour en faire profiter la Chine, prétend le corps policier, des allégations qui n’ont pas été testées devant les tribunaux.

« Le gouvernement chinois a un grand nombre d’effectifs en Occident. Leur rôle n’est pas de trouver le gros lot en matière de renseignements, mais plutôt de récolter de petites quantités de données de façon régulière, dit M. Pike.

Ils [les Chinois] s’intéressent surtout aux technologies commerciales. L’idée est de rendre les sociétés chinoises plus compétitives avec les entreprises américaines ou canadiennes.

John Pike, expert en défense et directeur de la firme Global Security

James Bamford abonde dans le même sens.

« Les Chinois sont très agressifs dans le domaine de la collecte humaine de données, et ils ont énormément de succès. »

En 2020, Alexander Yuk Ching Ma, un expert ayant fait carrière pendant des années à la CIA et au FBI depuis le début des années 1980, a été arrêté et accusé d’être un espion pour la Chine, note-t-il.

Le FBI est l’organisation qui est censée traquer les espions, et les Chinois ont réussi à placer un espion dans les bureaux du FBI à Honolulu, qui se concentrent sur la Chine. Et ils ne l’ont attrapé qu’en 2020 !

James Bamford

Pour transmettre ses données, Alexander Yuk Ching Ma n’avait pas à utiliser des méthodes bien sophistiquées : il n’avait qu’à se rendre quelques fois par année en voyage en Chine, en apportant des clés USB avec lui.

« Le gouvernement chinois le logeait dans un hôtel de Shanghai, écoutait ce qu’il avait à dire, lui donnait de l’argent. Puis il s’en retournait à Honolulu pour travailler. C’est un échec embarrassant pour le FBI. Les données auxquelles cette personne a eu accès sont tout simplement incroyables. Et on est là à s’inquiéter d’un ballon qui passe au-dessus des États-Unis pour quelques jours… »

Le système ne fonctionne pas dans les deux sens, et les Américains n’ont pas d’effectifs semblables en Chine, un environnement difficile pour un espion, note John Pike.

« Le régime chinois a des policiers partout. Il y a des caméras de surveillance à tous les coins de rue. Vous pouvez souhaiter qu’un militaire chinois vous aborde pour vous donner des renseignements. Mais si ça arrive, c’est un coup de chance. Si vous êtes l’armée américaine, vous ne pouvez pas bâtir votre stratégie autour d’un souhait. Vous avez besoin de données concrètes. »

C’est sans doute pourquoi les États-Unis ont un programme très agressif de surveillance et de collecte de renseignements en Chine, dit-il.

C’est pourquoi les États-Unis envoient des avions d’écoute clandestine le long des côtes de la Chine, ce que la Chine ne fait pas le long des côtes américaines.

« Nous sommes les seuls à le faire. Et ça peut être extrêmement dangereux. »

Entre 200 et 600 milliards de dollars

C’est la valeur estimée des secrets commerciaux américains que le régime chinois vole chaque année depuis le début des années 2000. Au total, les fuites de secrets économiques se sont traduites par une perte comprise entre 4000 et 12 000 milliards de dollars au cours des 20 dernières années.

Source : National Counterintelligence and Security Center

Un maillon faible nommé Canada

ILLUSTRATION CATHERINE BERNARD, LA PRESSE

Loin d’être une cible peu importante, le Canada est très intéressant pour les espions chinois, et les conséquences se font déjà sentir, signale un expert.

En 2017, une nouvelle mouture de la loi chinoise sur le renseignement national a été adoptée.

En clair, le régime chinois exige explicitement de toutes les entreprises et de tous les citoyens chinois qu’ils apportent leur aide quant à la collecte de renseignements sur les pays et les entreprises étrangers.

« Une organisation ou un citoyen doit soutenir, aider le travail de renseignement national et y coopérer conformément à la loi et garder confidentiel le travail de renseignement national dont il ou elle a connaissance, dit la loi. L’État protège l’organisation individuelle qui a soutenu, aidé le travail de renseignement national ou y a coopéré. »

Selon Christian Leuprecht, professeur au Collège militaire royal du Canada et à l’Université Queen’s de Kingston, le Canada est une cible importante pour les services de renseignement du gouvernement chinois.

Les révélations récentes portant sur l’influence d’agents chinois auprès de politiciens et de l’élite économique au Canada ne sont que « le canari dans la mine », dit-il, ajoutant que l’influence clandestine chinoise est « bien plus vaste » que ce qui fait surface actuellement.

PHOTO FOURNIE PAR CHRISTIAN LEUPRECHT

Christian Leuprecht, professeur au Collège militaire royal du Canada et à l’Université Queen’s de Kingston

À cause des lois et des budgets consacrés à la surveillance, infiltrer le Canada est plus facile qu’infiltrer les États-Unis. Si je suis le gouvernement chinois et que je veux influencer la stabilité politique en Amérique du Nord, mon deuxième choix est le Canada.

Christian Leuprecht, professeur au Collège militaire royal du Canada et à l’Université Queen’s de Kingston

Les États-Unis et le Canada sont tellement interconnectés, notamment par les réseaux électriques, qu’un espion peut s’implanter au Canada et avoir plus ou moins le même effet que s’il était au sud de la frontière, note M. Leuprecht. « Le pays où on se trouve ne fait pas une grande différence », dit-il.

On a appris ce mois-ci que la Gendarmerie royale du Canada (GRC) enquêtait sur deux présumés « postes de police chinois » au Québec qui auraient instauré un « climat de terreur » au sein d’une partie de la diaspora chinoise.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES

Li Xixi, en février 2021

Les deux organismes visés par la GRC au Québec sont présidés par Li Xixi, qui est aussi conseillère municipale de l’opposition à Brossard et a fait l’objet d’une plainte auprès du Directeur général des élections du Québec (DGEQ) pendant la dernière campagne électorale.

Sur le plan national, le seul fait que le gouvernement chinois ait potentiellement influencé des élections canadiennes est déjà suffisant pour miner la confiance du public dans les institutions démocratiques, dit Christian Leuprecht.

« Ça fait déjà des dommages à nos institutions et à notre démocratie. Par exemple, quel politicien va vouloir investir dans Hydro-Québec si on sait que la propriété intellectuelle sera volée par le gouvernement chinois ? »

PHOTO TIRÉE D’UNE VIDÉO YOUTUBE

Wanping Zheng

L’an dernier, Guy Saint-Jacques, ancien ambassadeur du Canada en Chine, a dit à La Presse que l’espionnage industriel chinois sur le sol canadien touchait les secteurs technologiques de pointe. En 2022, le chercheur Wanping Zheng, en poste pendant des années à l’Agence spatiale canadienne, a été arrêté pour abus de confiance. La police croit qu’il a été une taupe à la solde de la Chine, des allégations de la police qui n’ont pas été testées devant les tribunaux.

« On avait toutes sortes d’exemples d’intrusions et de vols de technologies. Quand j’étais ambassadeur, je demandais aux chercheurs comment ils protégeaient leur propriété intellectuelle. Certains m’envoyaient promener ! Ils disaient : “On partage le savoir.” D’accord… mais dans certains cas, il y a des applications militaires, et des lumières rouges devraient s’allumer », a expliqué l’ancien diplomate.

Les récentes révélations inquiètent au plus haut point les Américains, dit Christian Leuprecht.

« Ils comprennent la vulnérabilité que ça crée pour eux. Il n’y a aucun doute que l’administration Biden nous considère comme le maillon faible de la sécurité physique, militaire, politique et économique en Amérique du Nord. »

Avec la collaboration de Vincent Larouche, La Presse

Le Canada espionne-t-il en Chine ?

Christian Leuprecht note qu’on ne connaît pas les activités du Canada en Chine, mais que c’est possible. « En principe, le mandat du Centre de la sécurité des télécommunications (CST) permet de colliger des données en Chine, dit le professeur. Aussi en principe, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) pourrait s’engager en Chine, mais de façon très limitée. » L’article 12 de la Loi concernant des questions de sécurité nationale autorise le SCRS à « collecter des informations sur les personnes et les organisations soupçonnées de se livrer à des activités qui pourraient menacer la sécurité du Canada, notamment l’espionnage, le sabotage, la violence à caractère politique, le terrorisme et les activités clandestines de gouvernements étrangers ». Le SCRS « peut prendre des mesures au pays et à l’étranger pour atténuer cette menace dans le respect des règles de droit applicables », dit la loi fédérale.