Sans élus et livré à des gangs meurtriers, Haïti vit une crise politique et sécuritaire qui est « dans sa phase la plus avancée de toute l’histoire bicentenaire » du pays, croit Roromme Chantal, professeur de science politique à l’Université de Moncton. Celui qui a grandi en Haïti présente quatre sources pour mieux comprendre l’ampleur de la débâcle dans ce pays que certains qualifient de « voyoucratie ».

Aux origines de la crise

PHOTO RICARDO ARDUENGO, ARCHIVES REUTERS

Le drapeau haïtien en berne à Port-au-Prince, après l’assassinat du président Jovenel Moïse, en juillet 2021.

« Ce livre m’a dessillé les yeux », dit Roromme Chantal de l’essai La nouvelle dictature d’Haïti, du Canadien Justin Podur, aujourd’hui doyen associé à l’Université York, à Toronto. Dans son ouvrage qui date de 2011 (et qui a été traduit en français en 2016), Podur se penche sur le rôle de la communauté internationale dans le déni de la souveraineté haïtienne, à l’origine de la crise qui paralyse le pays. Cette « nouvelle dictature », selon Podur, c’est celle des puissances comme les États-Unis, la France, mais aussi le Canada, réunies au sein du Core Group, qui sont allées jusqu’à falsifier les résultats d’élections présidentielles. Depuis bien avant l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021, « les Haïtiens ne sont pas maîtres chez eux », résume Roromme Chantal. Si ces faits étaient mieux connus ici, poursuit-il, Ottawa, qui finance pourtant la mise en place d’un État de droit en Haïti, refuserait peut-être de s’aligner plus longtemps « de façon servile » à la politique américaine, qui est une politique « de mépris », estime le professeur. Face à Haïti, « le Canada a une attitude ambiguë », conclut-il.

IMAGE FOURNIE PAR LES ÉDITIONS ÉCOSOCIÉTÉ

La nouvelle dictature d’Haïti, de Justin Podur

La nouvelle dictature d’Haïti, de Justin Podur, éditions Écosociété (2016), 248 pages

La voix de la société civile

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE MONIQUE CLESCA

Monique Clesca

Face à la crise, « contrairement à ce que pensent bien des gens, les Haïtiens proposent quelque chose », souligne Roromme Chantal. Dans la foulée de l’assassinat du président Moïse, une partie de la société civile haïtienne s’est réunie autour de l’Accord de Montana pour mettre en place un gouvernement provisoire. Une telle initiative, « c’est du jamais-vu en Haïti depuis la fin de la dictature » de Jean-Claude Duvalier en 1986, explique le professeur. Ce groupe, qui a désigné l’an dernier un président et un premier ministre, n’est pas sans reproche, observe M. Chantal, mais il a le mérite de proposer des modalités de gouvernance afin d’assurer un climat sécuritaire propice à de véritables élections démocratiques. L’auteure et journaliste Monique Clesca est en quelque sorte la porte-parole du groupe. De grands médias américains comme le New York Times, Foreign Affairs ou le Miami Herald ont publié ses tribunes, dans lesquelles elle interpelle habilement la communauté internationale pour « aider ce pays à se remettre sur les rails ». On retrouve certaines de ses communications, la plupart en anglais, sur son site web personnel.

Consultez le site de Monique Clesca

Le cri du cœur

Le sociologue québécois d’origine haïtienne Frédéric Boisrond, qui se plaît selon ses mots à épingler « les malfrats un voyou à la fois », a été invité en novembre à faire connaître son point de vue sur la crise haïtienne devant des parlementaires à Ottawa. Il a alors sonné la charge notamment contre l’ancien président Michel Martelly et l’actuel premier ministre, Ariel Henry, qui ont, avec la complicité des puissances étrangères (dont le Canada), « financé et armé des fiers-à-bras pour protéger [leur] mainmise sur le pays ». « Ce sont ces mêmes vauriens qui se sont retournés contre le régime, a ajouté M. Boisrond, qui ont formé des gangs et qui créent une crise sécuritaire qui alimente les crises humanitaire, économique, sociale et sanitaire. Ils font tout pour transformer l’idéal d’une démocratie en voyoucratie. » Une sortie « courageuse » dont le sociologue a tiré une vidéo pour expliquer, dit Roromme Chantal, ce qui pousse les Haïtiens à quitter ce « coin de Terre meurtri » sur des bateaux de fortune pour le Brésil, les États-Unis ou le chemin Roxham. Un voyage à l’issue souvent dramatique.

Voyez la vidéo complète de Frédéric Boisrond

La terreur quotidienne

PHOTO CHRISTOPHER MILLER, THE NEW YORK TIMES

Dans les bidonvilles de Port-au-Prince, la violence, la pauvreté et le désespoir sont quotidiens pour des millions d’habitants abandonnés à eux-mêmes.

Bien sûr, il y a la politique, les alliances et le rôle des puissances étrangères... mais il y a surtout, en Haïti, la violence, la pauvreté et le désespoir quotidiens pour des millions d’habitants abandonnés à eux-mêmes, dans un pays « où la criminalité est banalisée », dit Roromme Chantal. Et c’est particulièrement vrai pour les filles et les femmes. « Il y a une féminisation de la pauvreté en Haïti, explique le professeur. Les bandits les utilisent pour les violer, elles sont extrêmement vulnérables, même quand elles reçoivent un peu d’argent de ces gangs dont elles dépendent. Quand on a un peu d’humanité, un peu de cœur, c’est une situation qu’on peut difficilement accepter. » Le roman Les villages de Dieu, d’Emmelie Prophète, raconte cette intolérable réalité. On y suit Cecilia, une adolescente qui survit en faisant la chronique des femmes des environs de la capitale. Emmelie Prophète incarne le « génie littéraire » d’Haïti, souligne Roromme Chantal, qui juge la lecture de ce roman « très utile », même si la romancière a accepté de faire partie de l’actuel gouvernement d’Ariel Henry, auquel elle donne un crédit qu’il ne mérite pas, selon le professeur.

IMAGE FOURNIE PAR LES ÉDITIONS MÉMOIRE D’ENCRIER

Les villages de Dieu, d’Emmelie Prophète

Les villages de Dieu, d’Emmelie Prophète, éd. Mémoire d’encrier (2020), 224 pages

Qui est Roromme Chantal ?

  • Professeur de science politique à l’Université de Moncton, Roromme Chantal a grandi en Haïti, où il a notamment été journaliste, avant d’immigrer au Canada en 2007.
  • Le spécialiste des relations internationales a travaillé comme chargé de communications pour les Nations unies de 2001 à 2008, soit pendant le déploiement de la mission de l’ONU pour la stabilisation en Haïti en 2004.
  • Le mandat des 11 derniers sénateurs élus en Haïti ayant pris fin en décembre, le pays n’est plus à ses yeux une démocratie. « C’est la fin de l’État, avec un gouvernement qui est incapable de donner la moindre réponse aux problèmes du pays », dit-il.