Quand un douanier lui demande sa profession, Dominique Fortier a une étonnante réponse : « traductrice ».

Après avoir gagné le prestigieux prix Renaudot en 2020 pour Les villes de papier, elle pourrait se dire écrivaine. Mais ce n’est pas son principal métier. Elle passe plus de temps avec les mots des autres.

« Je ferais de la traduction même si on ne me payait pas ! », lance-t-elle.

Dans le café, le bruit des assiettes étouffe sa voix délicate. J’essaie de comprendre. Pourquoi ce plaisir ?

« C’est le bonheur d’écrire sans les angoisses qui viennent avec, poursuit-elle. En écrivant un livre, on saute chaque jour dans le vide. Là, quelqu’un d’autre le fait pour nous. Pas besoin de vérifier si l’intrigue est bonne et si les personnages sont crédibles. Il ne reste qu’à trouver le bon mot, la phrase juste. »

Heather O’Neil et les autres anglophones traduits par Dominique Fortier peuvent s’estimer chanceux. Leur œuvre est restituée par une plume d’une rare précision.

Pour s’en rendre compte, rien de mieux que de lire ses propres livres. Ils offrent à la fois une écriture de l’intériorité et un éveil des sens. Des semaines après les avoir fermés, on constate que quelque chose en reste.

C’était vrai pour Les villes de papier et Les ombres blanches, et ça l’est aussi pour le tout nouveau Quand viendra l’aube, dense et limpide comme un cristal de roche.

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Dominique Fortier

C’est plus que du style. C’est une sensibilité, un rapport aux choses. Délicate et précise, sa plume aiguise l’attention et engage le lecteur à une totale présence avec le monde qui l’entoure. « J’écris pour me ralentir, pour être consciente de ce qui est autour de moi », dit-elle simplement avant de reprendre une petite gorgée de son thé, avec un sourire plus gêné qu’espiègle. Comme si elle ne mesurait pas l’étendue de son pouvoir.

Avec Rafaële Germain, elle a conclu un pacte il y a quelques années : sauver un moment par jour, un petit rien comme la lumière du ciel. Le genre d’instant qu’on oublie si on ne le note pas. « Pourtant, ça peut être le plus beau moment de la journée, même si rien ne se passe ! Et si on regarde son cellulaire, on oublie de le vivre. »

Cette qualité d’attention, elle la partage avec la poétesse Emily Dickinson, sujet des Villes de papier. Dans la suite, Les ombres blanches, elle prête aussi ce don à Milicent Todd. Une adolescente qui, « au fil des heures immobiles », est passée « maître dans l’art de percevoir les détails les plus infimes ».

Dans son plus récent livre, Fortier le fait elle-même. En voici un parmi d’autres. Elle contemple un moineau « étendu par terre sur le côté, yeux clos, pattes repliées, bec serré ». Face aux guerres et aux autres tragédies humaines, cette mort peut paraître banale. Mais plus que tout le reste, c’est cet oiseau qui lui serre le cœur. Car « il est difficile de concevoir comment tant de mort peut entrer dans un si petit corps ».

Le deuil est un thème récurrent de ce livre, peut-être son plus personnel. Il y a celui de son père. Celui de son « deuxième père », le professeur de littérature et essayiste François Ricard, qui l’a prise sous son aile à l’Université McGill. Et la mort de sa grande sœur — Dominique avait alors 3 ans, ses seuls souvenirs se rapportent aux répliques qui ont suivi ce séisme dans la famille.

Le titre renvoie à son heure préférée pour écrire. Elle se met au clavier vers 4 h ou 5 h du matin. « Personne n’est réveillé dans la maison et la lumière est super belle, raconte-t-elle. La partie de nous qui rêve n’est pas loin de celle qui écrit, et l’esprit en est encore proche. »

Les mots ne sortent pas en torrent. Elle en dépose quelques-uns sur la page. Après environ une heure, elle s’arrête. Ça ressemble plus à une vision qu’à du labeur. Elle retravaille peu les phrases. « Je fais surtout de l’élagage, dit-elle. Je me souviens d’un documentaire de Pierre Perrault avec un sculpteur de Saint-Jean-Port-Joli. On lui demande comment il fait un canard. Il répond : je gosse le bois en enlevant tout ce qui n’est pas un canard. C’est un peu comme cela que je procède. »

De façon plus précise, elle recolle les fragments de texte, efface le superflu et les assemble, comme un bouquet de fleurs.

Dominique Fortier l’avoue aujourd’hui en riant, son parcours vers l’écriture a été sinueux.

Fille d’un bibliothécaire d’une commission scolaire, elle grandit à Cap-Rouge entourée de livres. À 14 ans, elle a lu tous les romans de Sartre. Devenir autrice lui paraît toutefois inaccessible. Devant elle, l’avenir se profile dans un long corridor étroit. « Les gens semblaient tous prédestinés à deux professions : fonctionnaire ou enseignant. Quand j’avais répondu que j’aimerais devenir architecte, on m’a répondu : “Voyons donc !” Alors, imaginez une écrivaine… »

Elle s’inscrit malgré tout en littérature à l’Université McGill. C’est là qu’elle rencontre le professeur François Ricard, ami et éditeur de Gabrielle Roy, postfacier de Milan Kundera et grand essayiste. Il voit le potentiel de sa jeune étudiante. Elle-même en est moins certaine.

Elle quitte le doctorat en lettres pour s’inscrire en droit. Après une session, elle abandonne pour travailler chez Hallmark. Oui, le marchand de cartes aux bons sentiments…

« C’était un emploi bien payé, des dizaines de personnes avaient déposé leur candidature », se souvient-elle.

Les textes à écrire ou à traduire sont parfois bizarrement spécifiques. « Il y avait une carte qui devait dire, en gros : “Je m’excuse de t’avoir fait de la peine l’autre soir, notre amitié est importante pour moi”, mais en trois paragraphes. » Elle démissionnera après une semaine.

François Ricard s’amuse de voir son étudiante se chercher à ce point alors qu’à ses yeux, son destin paraît simple. Elle terminera son doctorat sur Gabrielle Roy avant de déployer ses voiles.

Les écrivains portent en eux un nombre limité d’images, écrit-elle. Dans ses deux livres sur Emily Dickinson, on sent la terre et ses plantes et on voit le blanc dans toutes ses lumières.

Son nouvel ouvrage est sous le signe de l’eau et du bleu. Elle y raconte un de ses souvenirs d’enfance les plus vifs. Pourtant, il ne s’y passe rien. « Le fracas des vagues me parvient, avec leurs effluves d’iode, de varech et de sel, et tout à coup je suis traversée par une sorte de fulgurance qui ne se formule pas en mots. À ce moment précis, et d’une certaine façon, je prends conscience que ma vie est ici […]. »

Petite, elle rêvait d’une maison au bord de l’eau. C’est maintenant fait. Elle séjourne chaque été dans le Maine, dans un village épargné par l’occupation touristique. Elle côtoie les pluviers siffleurs, les sternes et d’autres oiseaux qui picorent dans l’eau salée. Ils apparaissent comme autant de personnages dans son nouveau livre, des méditations sur le deuil, la nature et la littérature. Le résultat est difficile à classer. Il appartient au fond à la seule catégorie qui devrait exister : celle des œuvres qui méritent d’être lues.

Dominique Fortier ne s’en cache pas, elle écrit ce qu’elle aimerait lire. Les romans l’intéressent de moins en moins.

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Dominique Fortier

La suspension de l’incrédulité requise pour la fiction, j’ai de plus en plus de difficulté avec ça. Je préfère les mélanges de poésie, de fiction et de récit. Je veux surtout entendre une voix.

Dominique Fortier

Je lui fais remarquer qu’on reconnaît la sienne dès la première page. « Mais quand j’écris, je ne sais pas exactement ce que je veux dire ! C’est dans l’écriture que je le trouve », confie-t-elle.

Vraiment ?

« Je n’ai pas de thèse à défendre. J’essaie juste de témoigner de ce que je vois, de rendre compte d’une émotion, d’avoir une sorte de conversation avec des lieux et des choses et leur répondre. Ça me fait penser à une interview radio que j’avais entendue avec des photographes animaliers. Ils s’étaient lancés dans de grandes explications pour conceptualiser leur travail et expliquer leur processus. Mais quand le tour est venu au grand Vincent Munier, il a dit : “J’appuie sur le bouton, je découvre le résultat et quand ça marche, je m’en rends compte en le voyant.” C’est la même chose pour moi. »

Et à quoi ressemble une réussite pour elle ? À une phrase qui « brille dans le noir d’un éclat de luciole ». Qui, comme l’écrit Faulkner, aide « à mieux mesurer l’épaisseur de l’ombre ». Qui rend compte de ces riens où notre existence est peut-être en train de se jouer.

Questionnaire sans filtre

Mon rapport au café ? Je n’en bois pas. Je bois beaucoup de thé, le matin, le midi et le soir. J’aime Marco Polo, un mélange composé par Mariage Frères.

Mon dernier livre marquant : Soie d’Alessandro Baricco, lu 25 ans après tout le monde, dans lequel Barrico trouve comme chaque fois le moyen de réinventer ce que peut être le roman.

Un livre que tout le monde devrait lire : Le Code de la route ! Ces temps-ci, avec la multiplication des chantiers semés de cônes orange, on a l’impression d’une lutte sans merci entre les automobilistes, les cyclistes et même les piétons. (Un manuel de civisme, ça serait pas mal aussi.)

Un évènement historique auquel j’aurais aimé assister : Ce n’est pas un évènement à proprement parler, mais j’aurais aimé être à Bletchley Park durant la Seconde Guerre mondiale et travailler, en secret, à déchiffrer les communications codées des nazis. Ce lieu me fascine depuis des années ; je finirai peut-être par en faire un livre…

Qui est Dominique Fortier ?

Née à Québec en 1972

Titulaire d’un doctorat en littérature française de l’Université McGill

Elle a publié sept livres et traduit une trentaine d’ouvrages

Lauréate du prix du Gouverneur général en 2016 pour Au péril de la mer et du prix Renaudot en 2020 pour Les villes de papier