Après deux ans d’absence, l’artiste Marc Séguin reprend la plume dans La Presse. Toutes les deux semaines, il proposera un regard unique sur l’actualité et sur le monde.

Un panier de bleuets acheté sur la 117 Nord, à Louvicourt, juste avant Val-d’Or. Des bleuets sauvages, cueillis à la main (avec un peigne) par des Anishnabés de la Nation du Lac Simon. Une petite cabane en plywood sur un terrain vague. Cent quarante-quatre kilomètres plus loin, il n’en restait plus. Me suis promis d’arrêter au retour, d’en prendre encore plus, pour les confitures. Parce qu’avec un peu de beurre sur du pain grillé, c’est l’une des belles choses de notre galaxie.

Il y a quelques semaines, j’étais à Rouyn. Depuis, un truc me chicote.

« Mon chum est gêné, mais il voudrait une photo avec vous. »

Sur la scène, Sarahmée était brillante. La foule dansait.

Comme son chum Martin, 28 ans, elle travaille dans les mines. Lui a un secondaire cinq et « fait 109 000 $ par année ». Ils sont venus voir Loud. C’est le FME (Festival de musique émergente). Magnifique évènement porté à bout de bras par des centaines de bénévoles au milieu de la ville. Juste à l’ombre, littéralement à quelques mètres, de la Fonderie Horne.

Rouyn est une ville surréelle. Surplombée par une usine dont on parle beaucoup ces jours-ci.

Quelques minutes plus tard : « On peut se prendre en photo avec toi ? » Deux gars de la Côte-Nord (de Havre-Saint-Pierre), fin vingtaine, jeune trentaine.

« Vous êtes venus pour le festival ?

– Non, on travaille ici. Dans les mines. »

On a jasé quelques minutes. Rien sur l’actualité, presque rien sur l’arsenic. Les gars travaillent dans une mine d’or. Et de nickel. D’autres métaux essentiels, avec le cuivre, au grand monde libre. Mais on sent que c’est pris dans la gorge. On effleure la chose. Quand on a 30 ans, on est encore immortel, me suis dit.

Plus tard encore, au show de Choses Sauvages, une de mes filles appelle en FaceTime. Elle veut voir. Je lève mon téléphone, elle voit la scène, les lumières, la foule, entend la musique. La technologie est hallucinante. On en a fait du progrès depuis la découverte d’un gisement et la fondation de Rouyn, il y a à peine 100 ans.

Le lendemain, à travers quelques conversations encore, je devine l’inquiétude. Pas tant l’arsenic, parce qu’on va décontaminer cet automne le secteur le plus touché. Surtout le reste. On a rapidement rassuré la population sur les émissions toxiques. Trente-trois fois plus élevées que les normes. Dans les médias, les politiciens se relancent la balle. Sur le terrain, on va corriger, ramener ça à si peu qu’en fait ce sera bientôt des traces presque invisibles. Les normes seront respectées.

Puis un immense malaise qui remonte de creux. Pourquoi maintenant si c’était faisable avant ? Ça donne un peu l’impression que des gens (les dirigeants) ont mangé le beurre à’ poignée pendant des décennies.

Là, ils viennent de se faire prendre. Pour paraphraser le poète né à Rouyn : c’est pas tout le monde qui a su faire de son best.

Une chose de réglée, on murmurera, dans un siège social en Suisse et dans les coulisses du théâtre des profits annuels.

Comment dit-on déjà, lorsqu’un sujet qui n’est pas nommé prend toute la place ? Ça me revient : un orignal dans le canot.

On m’a beaucoup et surtout parlé avec malaise des centaines de milliers de tonnes (340 000 pour être précis) de déchets toxiques et électroniques de la planète venus se faire traiter à Rouyn depuis 2017. À la Fonderie Horne. Encore. Des déchets qui traversent des continents, prennent le bateau, puis un train…

Voyez le reportage de Radio-Canada sur le recyclage à la Fonderie Horne

Mon téléphone qui FaceTimait en direct la veille et les appareils qui prenaient des photos pour immortaliser un présent inquiet et nourrir Instagram ou TikTok termineront vraisemblablement leur vie utile brûlés ici. Idem pour les batteries des voitures électriques, les résidus de traitement des eaux usées, les BPC des transformateurs électriques, et tous ces recyclages, objets obsolètes du tournant vert, et autres. Car l’usine peut séparer les métaux rares et précieux de notre merveilleuse époque engagée vers un avenir durable et pérenne. C’est mal foutu, me semble ; c’est toujours l’avenir qu’on améliore. Rarement le présent.

On ne se contente plus de creuser la faille Cadillac d’Abitibi-Témiscamingue (gisement de cuivre, d’or et de nickel), on a trouvé un plus gros filon, infini : celui de la consommation et du nombre croissant d’humains. Et ça inquiète un peu.

Car les normes sont trop souvent des réactions à la traîne de conséquences déjà graves et nocives.

On recycle, comme pour se faire pardonner. On ne renoncerait pas aux anodes en cuivre des batteries, ou à son iPad et autres tablettes, qui se retrouveront aussi un jour à Rouyn. Les vôtres et celles de milliards d’autres.

Pour tout dire, et sincèrement, elle est merveilleuse, cette idée de récupérer et de recycler ces métaux. Ce sont des emplois chez nous, et au lieu de les enfouir, on les extrait à nouveau. Mais ne pourrait-on pas le faire ailleurs que dans des quartiers résidentiels bordés par un lac ?

Ce modèle, malheureusement, fonctionne comme les anciennes règles militaires : quelques généraux envoient une infanterie de gens (le peuple, cette chair à canon) au front du profit. Penser différemment ? Peut-on se risquer à le demander ?

Une idée comme ça : je suggère de nommer les deux cheminées de la fonderie Siri et Alexa. Tant qu’à s’inquiéter, pourquoi ne pas le faire en souriant, épaté par tout ce qu’on invente ?

La solution ne vient pas du fait particulier d’une usine, d’une multinationale ou d’une science, mais de soi. Accepter ou pas cette fatalité.

J’ai finalement trouvé ce qui me chicotait. Sur la route du retour, j’ai oublié les bleuets.