Snoro m’accueille dès que je pose le pied à terre. C’est une sorte d’énorme chien de berger qui a dû avaler un loup ou deux. Il veille sur sa maîtresse dans cette forêt du Nord. C’est ici que Louise Arbour a posé ses valises, après avoir couru le vaste monde dans ses recoins sanglants, sur la trace des pires massacres de notre époque.

Depuis le mois de février, j’essayais de la convaincre de m’accorder une entrevue sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Mais l’ancienne procureure du tribunal sur l’ex-Yougoslavie, ex-juge à la Cour suprême et ex-haute-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme n’est pas qu’une « ex ». Elle est encore associée dans un bureau d’avocats (BLG), membre du conseil de la Fondation Mastercard (très active en Afrique) et auteure d’un récent rapport sur le système de plaintes pour agressions sexuelles dans l’armée.

Enfin, cet été, elle a eu du temps.

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Louise Arbour en compagnie de notre chroniqueur Yves Boisvert

La petite grande femme n’a rien perdu de son énergie, mais un peu de ses illusions.

« Quand j’ai commencé comme procureure contre les crimes de guerre, je croyais que la lutte contre l’impunité était un mouvement irréversible », me dit-elle.

Je pensais que l’avancement du droit et le progrès étaient linéaires. Ce n’est pas le cas. J’espère maintenant que c’est un mouvement cyclique, et qu’on est au pire creux de la vague…

Louise Arbour

Elle s’est remémoré ses deux rencontres avec Vladimir Poutine, quand elle était haute-commissaire. L’actuel ministre des Affaires étrangères de Russie, Sergueï Lavrov, qu’elle avait bien connu quand il était représentant de son pays au Conseil de sécurité de l’ONU (1994-2004), avait organisé les rencontres. L’époque était bien différente et un semblant de discussion semblait possible.

« Poutine est un homme très attentif, qui vous examine en détail. Mais je ne suis pas du genre de George [W.] Bush, pour prétendre que j’ai vu son âme au travers de ses yeux… »

Le président russe avait des messages à faire passer à la gardienne officielle des droits universels de l’humanité. Messages tout à fait cohérents avec la justification russe de l’invasion de l’Ukraine, celle de 2014 comme celle de 2022.

« Il m’avait dit : “Vous savez, ce serait plus utile si vous parliez aussi de la répression des minorités russes dans les pays voisins.” Il me disait : “Nos préoccupations, vous ne vous en souciez jamais. Les droits de la minorité russe sont bafoués en Géorgie, en Lituanie, en Ossétie…” »

Elle ne pouvait pas « évaluer sa bonne foi », dit-elle. Autrement dit : jusqu’à quel point il est sincère dans sa défense des minorités russophones (dont les droits ne sont effectivement plus ce qu’ils étaient du temps de l’URSS). Et jusqu’à quel point c’est une rhétorique consciemment fabriquée uniquement pour justifier des agressions.

Il ne faut pas sous-estimer l’imaginaire romantique national ; les Russes aussi ont leurs mythes. Ils ont vaincu les nazis. Et c’est vrai qu’il existe une extrême droite en Ukraine et des minorités russes sur plusieurs territoires. Ça ne justifie pas l’invasion, mais le fait est que dans la population russe en général, c’est vu comme une guerre juste.

Louise Arbour

« Pour bien analyser une situation, il faut ce que j’appelle de l’empathie politique : la capacité de se mettre dans la position de l’adversaire, pour comprendre ses motivations.

« Je n’ai pas de service de renseignement pour déterminer vraiment ce qu’il pense, où il veut s’arrêter. Je ne croyais même pas qu’il envahirait l’Ukraine. Parfois, sous le discours officiel, les objectifs sont très terre-à-terre. Parfois, sous le vernis de rationalité, le leader se positionne comme un personnage historique. »

Les rencontres avec Vladimir Vladimirovitch ne se sont pas si mal conclues à l’époque. « Il m’a donné accès à des territoires, à des groupes de défense des droits [notamment Mémorial, qui documente l’histoire des abus du système soviétique… et que Poutine a fait interdire en janvier 2022]. Tout ça est impensable aujourd’hui. »

Ce que les démocraties constitutionnelles appellent à l’ONU « les droits de l’homme » est perçu « avec énormément de scepticisme et de cynisme par plusieurs pays ». Car comme par hasard, cette philosophie se conjugue à merveille avec les intérêts économiques de ces pays.

Quand les Nations unies, notamment sous l’impulsion de la diplomatie canadienne, ont adopté le principe de « responsabilité de protéger », au tournant du siècle, Louise Arbour était emballée.

En vertu de cette doctrine, la communauté internationale a le droit, ou plutôt le devoir, d’intervenir militairement pour protéger une minorité opprimée. C’est ainsi qu’on a justifié l’intervention militaire en Libye, qui ne devait au départ que protéger les populations autour de Benghazi, pendant que des opposants armés tentaient de renverser le régime de Mouammar Kadhafi, en 2011.

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Louise Arbour

Les pays occidentaux ont convaincu la Russie et la Chine de ne pas bloquer la résolution du Conseil de sécurité autorisant l’installation sur une partie de la Libye d’une zone d’exclusion aérienne — et les actions militaires nécessaires pour la maintenir.

« Quand ils ont réalisé que l’opération militaire avait servi à se débarrasser de Kadhafi, la Chine et la Russie se sont senties trahies. Leur discours était très crédible auprès de plusieurs pays. »

Au final, la Libye a été une grande défaite pour les défenseurs de la responsabilité de protéger. Je trouvais ça génial, en 2000, quand ç’a été formulé […].

Louise Arbour

Mais est-ce une responsabilité morale ou juridique ? Si on est sérieux, peut-on être poursuivi, comme État, pour ne pas avoir protégé une population ?

« Ce n’est pas pour rien que Bill Clinton n’a pas voulu qualifier les massacres au Rwanda de “génocide”. C’était pour se soustraire à une obligation juridique. »

« L’invasion de la Crimée en 2014 a confirmé une chose : personne ne veut commencer la Troisième Guerre mondiale. Et on a beaucoup laissé faire en Tchétchénie. On parle beaucoup des crimes contre les Rohingyas et les Ouïghours, mais leur protection n’est pas exactement un succès…  »

« Clinton disait : “Nous aurons plus d’influence par la force de l’exemple que par l’exemple de notre force.” Mais cette haute rhétorique ne veut plus rien dire après la guerre en Irak ; les États-Unis en avaient les moyens et il n’y avait pas de prix à payer.

— Vous n’y croyez plus, en somme ?

— Disons que je suis moins optimiste que je ne l’étais. »

Ce n’est pas une raison pour renoncer à enquêter sur les crimes de guerre actuellement commis en Ukraine — à commencer par l’invasion elle-même, qui ne répondait à aucune provocation militaire.

Ce qui est inédit en Ukraine, c’est qu’on travaille en temps réel. En ex-Yougoslavie, au Rwanda, on arrivait après les faits.

Louise Arbour

Il fallait marcher entre les mines, dans ces pays. Trouver les charniers. Déterrer des corps. Examiner la cause des décès. Faire appel à des anthropologues judiciaires, des botanistes (la présence de certaines plantes pouvait démontrer qu’on avait déplacé des corps), avoir recours à l’écoute électronique des services secrets, à des images satellites et, bien sûr, à des centaines de témoignages…

Et le tout souvent en terrain hostile, où l’État refusait de collaborer, ou cachait les suspects.

« En Ukraine, l’enquête se fait pendant les crimes. L’accès aux témoins et aux sites est illimité et les autorités sont sympathiques à ces démarches. Par contre, avec tous les médias et les réseaux sociaux, il y a des risques de contamination des versions. Il y a le risque de la manipulation, de la perte de contrôle des faits. Les armées des pays agressés aussi commettent souvent des crimes de guerre, qui doivent faire l’objet d’enquêtes. »

« Pour accuser quelqu’un de crime de guerre, il faut savoir quel bataillon était présent. Une accusation vise une personne. Qui était le colonel ? Il faut remonter la chaîne de commandement. »

« Dans le cas de Slobodan Milošević, qui dirigeait la Serbie, “tout le monde savait” qu’il était responsable des massacres en Bosnie. Et on nous disait : “Comment se fait-il que ce soit si difficile de prouver ce que tout le monde sait ?” »

Quand finalement la preuve a été amassée, il fallait décider s’il était dans l’intérêt public d’accuser Milošević. Les Américains, et presque tout le monde, en fait, trouvaient que c’était une folie, que de toute manière il était impossible d’aller arrêter Milošević et que ça tuerait le processus de paix.

Je me disais que si on ne l’accusait pas, ça prouverait l’impotence de l’État de droit. Je ne l’ai pas accusé de génocide, comme certains auraient voulu, parce qu’il ne faut pas surjouer sa preuve.

Louise Arbour

Mais à quoi peut bien servir une accusation contre Vladimir Poutine ou ses généraux ? D’abord, la Russie refuse la compétence de la Cour pénale internationale. Ensuite, il sera impossible de l’arrêter…

« Tous ceux qui ont été traduits devant les tribunaux pénaux internationaux l’ont été après avoir perdu le pouvoir. Quand on me disait : “Vous ne serez pas capables de les sortir de Serbie”, je répondais : “Ils ne seront pas capables de rester hors de La Haye.”

« Tout dépend de la façon dont ils perdent le pouvoir. Mais c’est la déchéance politique qui permet de les arrêter.

« Je disais à notre équipe : “Notre mandat est d’arrêter les gens les plus responsables des crimes les plus sérieux. Notre force n’est pas politique, elle est juridique.” »

Six mois plus tard, personne ne sait comment finira l’invasion russe. Ni comment s’organisera la succession de Poutine. La « responsabilité de protéger » l’Ukraine a échoué face aux dangers d’une conflagration mondiale. Il faut d’autant plus documenter les crimes de guerre, amasser toute la preuve, dans l’espoir que ces crimes ne resteront pas impunis, que peut-être un jour se mettra en œuvre une justice quelconque, à La Haye — ou dans « l’histoire ».

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : Un seul café le matin, fort, dans un grand bol, avec du lait mousseux.

Mon dimanche idéal : Pluvieux, en commençant un excellent livre.

La dernière fois que j’ai pleuré : Je ne pleure pas. Je pleure en lisant un livre ou en regardant un film de Disney, mais pour les vraies choses, je ne pleure pas.

Mon voyage de rêve : Rester chez moi. Le voyage est tellement associé au travail.

Ma devise : Comme on fait son lit on se couche.

Qualités que je recherche chez les autres : Je suis très exigeante ! L’empathie, l’humilité, la gentillesse, l’attention, l’honnêteté, l’authenticité — sauf si c’est de l’authentique agressivité.