Malgré la multiplication des partis, les prochaines élections pourraient laisser pour compte bien des électeurs qui ne trouvent pas leur case sur le nouvel échiquier politique du Québec. Qui sont ces orphelins politiques ? Iront-ils même voter si le résultat de la partie est connu d’avance ? Faut-il s’inquiéter de cette perte d’intérêt envers la politique ? À quelques jours du déclenchement de la campagne, notre éditorialiste en chef Stéphanie Grammond fait le point.

Que le jeu de chaise musicale commence !

Savez-vous pour qui voter ? Non ? Vous n’êtes pas seul ! À six semaines des élections du 3 octobre, bien des électeurs n’ont pas arrêté un choix définitif. Tout un contraste avec l’époque où les partisans avaient leur parti politique tatoué sur le cœur.

En campagne, il ne manquait pas de bénévoles pour faire du porte-à-porte ou du « pointage », en s’activant au téléphone dans les bureaux de circonscription afin de convaincre les électeurs de voter pour leur parti.

« Dans mon temps, c’étaient des individus qui pointaient. Là, ils sont obligés d’utiliser des robots pour rejoindre les gens », raconte l’ancienne ministre libérale Liza Frulla, qui y voit une preuve tangible de la baisse de l’identité partisane que confirment les statistiques.

Sa grande amie Louise Beaudoin hoche la tête. « Ce qui m’inquiète le plus, c’est le taux de participation. On voit le désintérêt pour la politique. C’est quand même frappant de voir que de moins en moins de monde vote », constate l’ancienne ministre péquiste.

PHOTO FOURNIE PAR LOUISE BEAUDOIN

Louise Beaudoin, ex-ministre péquiste

Même si elles sont issues de familles politiques différentes, les deux femmes que j’ai réunies en visioconférence pour discuter de politique à la veille de la campagne s’entendent à merveille… sauf sur la question de la souveraineté, l’enjeu central qui a opposé les deux grands partis traditionnels pendant presque 50 ans.

Jusqu’à ce que François Legault ait le « génie », comme dit Liza Frulla, de regrouper sous le même parapluie d’anciens libéraux et d’anciens péquistes.

Avec le déclin de la question de l’indépendance, le duopole PLQ-PQ est en chute libre. Le Parti libéral du Québec et le Parti québécois, qui attiraient plus de 95 % des voix au début des années 1980, pourraient récolter moins de 30 % des suffrages aux prochaines élections, si l’on se fie aux sondages.

Les deux anciens grands partis souffrent du mouvement de désaffiliation politique et du détachement partisan.

« Il y a un changement dans le rapport avec la classe politique, avec les partis. Les gens ne sont plus prêts à suivre une option politique à la vie à la mort. Il n’y a plus cet attachement intergénérationnel », constate Valérie-Anne Mahéo, professeure de science politique à l’Université Laval et coauteure de l’ouvrage Le nouvel électeur québécois, qui paraît ce week-end.

Bref, les électeurs qui ont mis leur loyauté au rancart ont désormais un comportement beaucoup plus volatil. Ils ne se gênent pas pour changer de parti d’une élection à l’autre.

Le déclenchement de la prochaine campagne électorale, probablement le 28 ou le 29 août prochain, pourrait donc marquer le début d’un jeu de chaise musicale électorale qui risque de laisser de côté certains électeurs à l’issue des élections du 3 octobre, ce qui est paradoxal compte tenu de la multiplication des partis politiques.

Des laissés-pour-compte, « il y en a toujours avec notre mode de scrutin, parce qu’une majorité d’électeurs n’ont pas voté pour le député élu dans leur circonscription. Mais c’est encore plus vrai quand le système est fragmenté, ce qui augmente l’écart entre le pourcentage de députés élus et les intentions de vote », estime Ruth Dassonneville, professeure de science politique à l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en démocratie électorale.

En ce moment, le Québec est face à une situation hors du commun.

La Coalition avenir Québec (CAQ) pourrait rafler 77 % des sièges avec seulement 42 % des voix, selon les projections de Qc125. Il s’agit d’un écart gigantesque de 35 points, un fossé comme le Québec n’en a pas connu depuis 1973, alors que les libéraux avaient remporté 93 % des sièges avec 55 % des voix, un écart de 38 points.

En position de force, la CAQ pourrait se contenter de faire une campagne défensive, pour éviter les pelures de bananes.

Si on se retrouve avec une campagne où il n’est pas question des grands enjeux de société, avec de la petite politique, ça ne va pas forcément mobiliser les gens. C’est un risque que je vois.

Valérie-Anne Mahéo, professeure de science politique à l’Université Laval

L’autre risque, c’est que les politiciens continuent de concentrer leur discours sur les électeurs plus « payants », ceux qui sont plus nombreux à aller voter : les plus âgés, les plus riches, les plus diplômés, les francophones de souche…

Mais ce choix stratégique crée des orphelins politiques chez les plus jeunes, les moins nantis, les anglophones, les allophones… En fait, chez tous ceux qui votent moins parce qu’ils ne se reconnaissent pas dans le discours des politiciens, qui s’adressent moins à eux, justement parce qu’ils votent moins.

C’est l’œuf et la poule.

Les politiciens ont la responsabilité de briser ce cercle vicieux qui mine la démocratie et qui plombe le taux de participation aux élections, qui a fondu de 15 points en un quart de siècle, au Québec.

Seulement les deux tiers des Québécois sont allés aux urnes lors des dernières élections. Et l’abstention pourrait être encore plus forte, cette fois-ci, puisque le résultat du scrutin est pratiquement connu d’avance.

Mais il faut dire que la perte d’intérêt, voire de confiance, touche toutes les démocraties qu’on croyait installées pour de bon après la chute du mur de Berlin. C’était la « fin de l’Histoire », comme disait le chercheur américain Francis Fukuyama.

« C’est pas mal plus compliqué que ça ! », s’exclame Louise Beaudoin. « On a cru à la mondialisation heureuse. Mais ça ne s’est pas avéré. Il y a eu une perte de contrôle de la part des politiciens sur le destin des citoyens. On l’a vu avec la financiarisation de l’économie et la crise du crédit. »

Tout cela peut donner l’impression aux citoyens que tout se joue à un autre niveau et que leur vote ne sert à rien. Ce qui ouvre la voie au cynisme, au populisme.

Mais Liza Frulla rétorque : « C’est facile de dire : je ne vais pas voter parce que j’ai perdu confiance. Il y a une espèce de paresse intellectuelle de ne pas aller voter. L’offre est là. Il n’y a pas d’excuse. »

De Québec solidaire, qui se positionne à gauche, jusqu’au Parti conservateur d’Éric Duhaime, qui parle à ceux qui ont une dent contre le système, les Québécois ne manquent effectivement pas de choix.

Mais cette multiplication des partis posera un défi de taille, à l’issue du scrutin, si la CAQ se retrouve toute-puissante face à une opposition complètement morcelée.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Liza Frulla, ancienne ministre libérale

L’idéal, c’est une opposition forte, intelligente. C’est beaucoup plus rassurant pour la population, c’est une police d’assurance.

Liza Frulla, ancienne ministre libérale

Elle se souvient des élections de 1989, où les libéraux avaient obtenu presque les trois quarts des sièges. Face à ce pouvoir absolu, toutes les autres forces de la société se sont dit : « Ça n’a pas de bon sens. Alors, nous serons l’opposition. Et ça, c’est très difficile à gérer », prévient l’ancienne ministre.

Qui endossera le rôle de l’opposition, cette fois-ci ?

Les maires des villes, jeunes et progressistes, élus l’automne dernier ? En tout cas, le maire de Québec, Bruno Marchand, n’a pas eu peur de tenir tête à la CAQ sur la question du tramway.

Les syndicats ? C’est bien possible, à en juger par le ton incisif de la campagne publicitaire de la FTQ qui disait, cet été, en avoir plein son « CAsQue » et accusait le gouvernement d’être « arrogant, antidémocratique, anti-travailleurs et déconnecté du monde ordinaire ».

De l’intérieur du parti lui-même ? Peu probable.

D’abord, la CAQ n’est pas un parti de militants. « Donc ça ne viendra pas des conseils nationaux, du style du Parti québécois que j’ai vécu pendant 40 ans », rappelle Louise Beaudoin.

Et la fronde ne viendra pas non plus du caucus, même si plusieurs députés risquent d’être déçus de ne pas être ministres. « C’est sûr que c’est difficile à gérer. Mais tout le monde sait une chose : il doit son élection à François Legault », dit Louise Beaudoin.

« Ça, c’est sa grande force », renchérit Liza Frulla.

Pour François Legault, le véritable danger pourrait donc venir des citoyens eux-mêmes. « L’opposition va être dans la rue. Il y a ce risque-là qu’il y ait des mobilisations sociales de toutes sortes », estime Louise Beaudoin.

Un deuxième mandat est toujours plus difficile qu’un premier. Et la situation économique qui se corse pourrait pousser les orphelins politiques à brandir leurs pancartes.

Le nouvel électeur québécois

Le nouvel électeur québécois

Les Presses de l’Université de Montréal

184 pages

Qui sont les laissés-pour-compte ?

Les deux grands partis traditionnels qui se sont échangé le pouvoir pendant 50 ans pourraient boire la tasse aux prochaines élections. Ils laissent des orphelins politiques. Qui sont-ils ?

1. Les jeunes

Ce n’est pas que les jeunes sont cyniques. Au contraire, ils font davantage confiance aux politiciens que les aînés. Par contre, ils commencent leur vie citoyenne sans avoir développé un sentiment d’appartenance fort à un parti politique, comme il y a 30 ans.

La partisanerie, non merci !

Leur engagement politique est plus direct. Les jeunes sont plus nombreux à faire du bénévolat ou à participer à des marches et des manifestations. Mais ce militantisme ne se reflète pas aux élections. Non seulement les jeunes votent moins que leurs grands-parents, mais ils sont aussi moins nombreux à se rendre aux urnes que ceux-ci au même âge.

Pour que les jeunes ne soient pas des orphelins politiques, « les partis ont une responsabilité de parler des enjeux qui rejoignent cette génération-là », affirme Valérie-Anne Mahéo, professeure de science politique à l’Université Laval.

Mais trop souvent, les questions d’éducation ou d’environnement qui leur tiennent à cœur restent au second plan. Alors, les jeunes se demandent : « Pourquoi est-ce que je participerais à une vie électorale qui ne me parle pas de ma vie à moi, de mes enjeux, de ma réalité, des services dont j’ai besoin ? »

2. Les anglophones

Quand les anglophones sont insatisfaits du Parti libéral du Québec, auquel ils sont attachés, ils restent à la maison. C’est ce qui s’est produit aux élections de 2018. Et ça pourrait être pire cette année, alors que le PLQ n’arrive pas à se redonner l’image d’un parti qui pourrait prendre le pouvoir. En quête d’identité, il tarde à dévoiler des candidatures vedettes, alors que la moitié du caucus a annoncé son départ.

Et en jouant à la girouette sur la question de la langue, la cheffe Dominique Anglade a provoqué la colère de la communauté anglophone, d’où émergent de nouveaux partis. On parle ici du Parti canadien du Québec, fondé par l’avocat des Cantons-de-l’Est Colin Standish, et du Bloc Montréal, lancé par l’ancien joueur des Alouettes Balarama Holness, qui avait mené une campagne plutôt chaotique pour accéder à la mairie de Montréal, l’an dernier.

Les anglos seront-ils des orphelins politiques ou se laisseront-ils convaincre d’aller voter ? Tout dépend de savoir si ces nouveaux partis politiques leur présentent une véritable plateforme dans laquelle ils se reconnaissent, ou s’ils ne sont qu’un instrument pour sanctionner le PLQ.

3. Les allophones

Malgré les efforts d’Élections Québec, le taux de participation des électeurs nés à l’extérieur du Canada reste largement en dessous de celui des électeurs nés ici.

Pourquoi sont-ils des orphelins politiques ? Les immigrants ont parfois du mal à s’intégrer à la vie politique de leur terre d’accueil, notamment en raison d’une plus grande précarité financière et sociale. Les Néo-Canadiens issus de pays autocratiques auraient aussi moins tendance à participer à la vie politique.

Mais il se peut aussi qu’ils aient du mal à trouver une option qui rejoint leurs préoccupations…

Davantage tournée vers les régions, la Coalition avenir Québec (CAQ) n’est pas le parti le plus ouvert au multiculturalisme ni le plus connecté sur la réalité de Montréal, où vivent beaucoup de membres de communautés culturelles.

Québec solidaire est plus ouvert à la diversité, mais sa position en faveur de la souveraineté refroidit bon nombre de nouveaux arrivants. Et le PLQ est en panne.

Résultat ? Lors des dernières élections, beaucoup d’allophones sont restés à la maison, parce qu’ils ne trouvaient pas d’option valable. Ça risque d’être encore plus vrai cette année.

4. Les plus démunis

D’un scrutin à l’autre, la classe moyenne et les familles sont ardemment courtisées par les politiciens. Les bébés (et leurs parents) sont toujours gâtés ! En 2018, le Parti québécois avait même été jusqu’à offrir des sandwichs aux enfants à l’école le midi !

Pendant ce temps, les plus démunis, en particulier les personnes seules, ne ramassent que des miettes. Parler de pauvreté, ce n’est pas payant sur le plan électoral parce que les gens des classes sociales moins favorisées — ceux qui n’ont pas de diplôme, ceux qui ont des revenus inférieurs – votent beaucoup moins, surtout en milieu urbain.

D’un côté, leur sentiment de compétence politique est plus faible. Mais de l’autre, ils ont l’impression que leur voix ne compte pas trop, car on ne va pas les rejoindre dans leurs quartiers, on ne parle pas des enjeux qui les touchent : les programmes sociaux ou la crise du logement que la CAQ n’a abordée que du bout des lèvres durant son premier mandat. Mais voilà que sa toute première promesse électorale porte sur un investissement de 1,8 milliard pour du logement social et abordable. À suivre…