Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Claudia Larochelle.

À 14 ans, j’ai voulu me tuer. Malgré Jean Leloup et The Cranberries dans mes oreilles, les amitiés réjouissantes, la gang du volleyball, celle du ski, le journal étudiant, les premiers émois sentimentaux et mes privilèges de jeune fille de la classe moyenne aisée. Hélas, je m’ennuie vite. Je grondais, je bouillais, je dérivais. Puis, pour plein de raisons trop longues à expliquer, j’ai implosé. C’est arrivé vers la fin de ma troisième secondaire. Je me souviens des attaques de panique en classe devant les regards incrédules, des séjours à l’infirmerie, puis, enfin, de cette retraite à temps complet pendant plusieurs mois dans ma chambre d’ado, de mes voisins qui m’apportaient mes devoirs, de mes impossibles sorties à l’extérieur alors que de ma fenêtre, le vacarme des autres ados m’attirait en vain. En 1992, le mot « dépression » ne s’accolait pas à la jeunesse. On commençait tout juste à parler de burnout et ça ne concernait que le monde adulte au travail. Je devais donc attendre que ça passe avec des cassettes d’Enya, des techniques de respiration, des tisanes à la valériane et des virées à Louis-Hippolyte Lafontaine. Déjà, le système de santé était surchargé. Pas de plan de suicide précis, juste la peau à l’envers sur mon corps, je revenais chaque fois au bercail. Quand même, toujours, des idées noires.

Puis, vinrent les livres.

Je lisais déjà, certes, mais jamais comme en cette période pendant laquelle certains titres sont devenus des bouées lancées du haut des flots par une nouvelle amie plus allumée que les autres, une bibliothécaire, une enseignante, ma mère.

Au contact des écrivaines et écrivains que je découvrais, j’ai pu garder la tête hors de l’eau, trouver ailleurs de quoi vivre mieux, consoler ma tristesse, habiter ma solitude. Les mots des autres permettent aussi l’invention d’une vie nouvelle.

C’était déjà ça de pris.

« Issue de la mélancolie, la littérature en est l’accomplissement et l’achèvement. C’est par la mélancolie qu’on entre dans la littérature. C’est par la littérature qu’on sort de la mélancolie », écrit Danièle Sallenave dans Le don des morts. Ce sont les mots de ma langue maternelle, donc, qui sont devenus une sorte de seconde chair. Du même coup et inconsciemment, j’ai alors dû faire le pacte de lui rester fidèle toute ma vie. D’où mon combat actuel pour la pérennité du français au Québec.

J’ai repensé à cette période de « résurrection » en signant, à l’invitation de l’Union des écrivaines et écrivains québécois (UNEQ), l’importante lettre parue dans La Presse à la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur, le 23 avril dernier, et aux côtés d’organismes et de personnalités du milieu du livre, de la culture, de l’alphabétisation, de l’éducation, du milieu des affaires et de la santé. Elle demandait aux cinq partis en campagne pour les élections générales au Québec cette année de prendre l’engagement de faire de la lecture une priorité nationale pendant au moins un an⁠1. Cette demande s’accompagnait d’une demande « d’assortir cette décision d’un budget exceptionnel pour permettre de mener une campagne de sensibilisation d’envergure et des projets structurants ». Puisque la lecture n’est pas la responsabilité unique des ministères de l’Éducation et de la Culture et des Communications, que les enjeux liés au développement d’une véritable culture de la lecture sont multiples et engagent de nombreux ministères et organismes, le souhait de la création d’un comité spécial pluridisciplinaire et interministériel était aussi émis.

Au « sortir » de deux années pandémiques hors du commun qui laisseront des traces dans la société – beaucoup chez les jeunes – et dont nous ne mesurons pas encore l’ampleur des conséquences, je ne peux que réitérer mon appui à cette demande de mes pairs, insister pour qu’elle soit prise au sérieux, considérant bien sûr à quel point la prospérité d’une société, sa vitalité, et, pour revenir à ma propre expérience, sa santé mentale, passent aussi par la lecture, et, par ricochet, par la valorisation de notre langue française et de nos écrivaines et écrivains.

Preuves à l’appui

Il est prouvé que la lecture permet aux personnes souffrantes de trouver des solutions ou des réponses par une prise de conscience, qu’elle offre un lâcher-prise, un réconfort ou un apaisement qui diminuent l’anxiété, l’angoisse ou la tristesse, et parfois de « véritables moments de bien-être psychique », écrit avec raison Pierre-André Bonnet dans La bibliothérapie en médecine générale. La hausse des ventes de livres chez nous en pandémie, la popularité accrue de nos auteures et auteurs et de l’écoute de l’émission radiophonique Plus on est de fous, plus on lit, animée par Marie-Louise Arsenault sur ICI Première, qui a connu ses plus fortes cotes d’écoute en 11 ans d’existence, ne sont sans doute pas un hasard.

Daniel Pennac l’exprime si bien dans Comme un roman : « La vertu paradoxale de la lecture est de nous abstraire du monde pour lui en trouver un sens. »

Plus concrètement, quand on sait qu’un ou une jeune travailleur ou travailleuse ayant de faibles compétences en littératie coûte en moyenne 200 000 $ à la société québécoise en revenus potentiellement perdus, dont 35 % en retombées fiscales, il va de soi pour l’économiste Pierre Langlois dans La littératie comme source de croissance économique, une analyse économique réalisée pour la Fondation pour l’alphabétisation et le Fonds de solidarité FTQ en 2018, que c’est non seulement la santé mentale d’une société, mais sa santé économique aussi, qui passe par sa capacité à lire, à saisir le sens des textes.

Dans une plus récente étude révélée le 3 mai dernier par cette même Fondation pour l’alphabétisation, auprès des populations québécoises vulnérables, cette fois, Pierre Langlois relevait sans grande surprise la coexistence d’enjeux de littératie et de revenus. L’indice de grande vulnérabilité atteindrait 6 % de la population âgée de 15 ans et plus au Québec, soit tout près de 400 000 personnes.

« D’une part, les compétences de base insuffisantes sont un frein évident à l’employabilité, à la progression salariale ainsi qu’à la formation scolaire et professionnelle. D’autre part, vivre en situation de faibles revenus rend, sans un appui financier spécifique, quasi impossible le déploiement des ressources et du temps nécessaires pour l’apprentissage adulte, le raccrochage scolaire ou la requalification professionnelle », souligne aussi l’étude. On s’en doute, cette spirale de précarité sociale et économique sera encore plus difficile à résoudre, pourrait évidemment empirer dans un contexte d’enjeux de relance économique post-pandémique, d’inflation et de pénurie de main-d’œuvre.

Le pouvoir de Schopenhauer

Comme quoi, promouvoir la lecture au Québec, en faire une priorité nationale, dépasse largement le souhait de quelques amoureux de la littérature en mal d’attention ou les souvenirs d’une ancienne déprimée soulagée d’avoir trouvé un truc à quoi se raccrocher. J’ai la profonde conviction que nous sommes plusieurs à pouvoir guider un individu, aussi jeune soit-il, vers la lecture, quitte à s’essayer à plus d’une reprise, à tâtonner un peu avant de trouver LE livre qui déclenche l’amour inconditionnel, puis tout ce qui en résulte du point de vue des bienfaits prouvés.

J’ai le souvenir d’avoir piqué l’intérêt de mon filleul fort en gueule, et plus intéressé par le football et les voitures que par les livres, en lui offrant un jour qu’il était encore ado L’art d’avoir toujours raison d’Arthur Schopenhauer. Il se vend 4,95 $ en librairie aux éditions des Mille et une nuits… J’avais allumé une flamme, ça, j’en suis certaine. Il lit encore aujourd’hui à l’aube de sa trentaine, avec un penchant certain pour les philosophes et les débats d’idées. Victoire. Hélas, il me tient tête…

René Lévesque disait : « Être informé, c’est être libre. » Ça devrait suffire à appâter quelques jeunes. Ma mère, elle, prenait soin de « cacher » quelques ouvrages sulfureux sur la fameuse étagère du haut, derrière une espèce de statue en grès pas trop jolie. Bien sûr, ma sœur et moi allions fouiner de ce côté-là. Je tairai ces titres qui ne frôlent sans doute pas tous le grand génie et je me suis assez révélée tout en introduction, mais je crois que le caractère interdit du stratagème parental avait fonctionné. Devenues adultes, nous sommes toujours aussi éprises de lecture. Et tannantes. Ma sœur enseigne au primaire, en partie avec la littérature. Elle achète des bouquins pour sa classe, elle déclenche des passions littéraires chaque année d’enseignement. Ça me rend fière d’elle. Je suis devenue journaliste, j’écris, je publie. Évidemment, les chambres de nos enfants débordent d’histoires. D’aussi loin que je me souvienne, depuis ma dépression à 14 ans, toutes nos tempêtes, nous les avons traversées avec les livres. Il faudrait que tous les jeunes aient la même chance, le même droit.

1. Lisez la lettre « Pour que la lecture devienne une priorité de société »