La porte du loft est entrouverte. J’entre. Les haut-parleurs murmurent des études pour piano de Bach. Malgré le temps gris, la lumière du jour traverse le rideau de plantes vertes suspendues et inonde l’espace ouvert de cet ancien immeuble industriel.

Au comptoir traîne un Dictionnaire amoureux de Marcel Proust. Sur les pages qui se détachent à force d’avoir été tournées et retournées, des phrases sont surlignées en vert, en jaune, en noir, lui donnant l’air d’un fruit pressé et repressé pour donner encore du jus.

Daniel Pinard apparaît lentement. Ses yeux bleus semblent briller encore plus au milieu de ce visage maintenant dominé par une barbe blanche.

— Pourquoi tu viens me voir, au juste ?

— Pour avoir de tes nouvelles…

— Ben là !

La première fois que je l’ai rencontré, c’était pour un reportage sur les jardins urbains. Il habitait rue Tupper, en plein centre-ville, et faisait la guerre aux chats qui squattaient ses plates-bandes amoureusement cultivées. Ses plantes sont maintenant ses colocs.

— Qu’est-ce que tu fais de tes journées ?

« Je regarde pousser mes plantes. Vraiment. Je m’assois et je les regarde. Tu vas me trouver fou, mais je suis persuadé qu’elles se parlent, comme les arbres communiquent entre eux dans la forêt. Je n’en ai jamais perdu une seule. J’ai trouvé la façon de les nourrir pour compenser le mal-être qu’elles ont d’être à l’intérieur. Je crois qu’elles savent qui je suis. Je me retiens d’en haïr une seule. Je crois qu’elle claquerait. »

— Pourquoi ?

— Qui n’est pas aimé en meurt…

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Daniel Pinard

Je lui demande ce qu’il trouve dans À la recherche du temps perdu, pour l’avoir lu et relu, y revenir à travers un dictionnaire sur l’auteur.

« Tout. C’est un livre total. C’est un essai sur la mémoire et un travail sur la langue. »

Le temps perdu…

« De 70 à 80 ans, je n’ai rien vu passer. Je me dis : tabarnac : j’ai 80 ans, faudrait que je commence à me conformer ! »

Il éclate de rire.

— Tu as une barbe…

« Peter Berger [son ancien prof américain de sociologie] me disait qu’en vieillissant, en se regardant, il était comme un enfant qui dévisage un vieux… Avec la barbe, l’enfant ne reconnaît plus ce vieux qui le dévisage. »

Il marche péniblement mais ne veut pas s’appesantir sur son état et ses « 17 maladies », dont aucune n’est mortelle, mais qui, additionnées, lui donnent l’impression de partir tranquillement.

« J’essaie d’habituer mon médecin à l’idée que je ne le consulte pas pour m’empêcher de mourir. J’ai une grande peur de l’hôpital et de me faire pogner dans l’empire médico-légal. »

Je dis à mon ami qui vit dans l’appartement d’en bas, si jamais ça ne répond pas, n’appelle surtout pas la police pour me sauver ; tu reviendras le lendemain, quand tu seras sûr que je serai mort.

Daniel Pinard

« J’ai vu ça au Brésil, chez les pauvres en particulier : des gens qui envoient des espèces de faire-part pour annoncer leur mort. Du genre : Monsieur Untel a le plaisir de vous inviter à assister à ses derniers soupirs… Ça n’a rien de sinistre. Ils font une bouffe, ils prennent un verre, ils parlent de toutes sortes de choses. Je ne partage pas cette passion qu’on a pour allonger la vie. Ça tient d’une forme de comptabilité des sociétés capitalistes. Comme si plus d’années, c’était forcément mieux. Des fois, je me dis que pour me faire mourir, je devrais aller en Suisse… C’est bien la seule raison d’y aller quant à moi : pour en partir. »

Il éclate encore de son rire malicieux, plein de cette sincère mauvaise foi.

Il a donné instruction qu’on l’incinère et « qu’on répande [ses] cendres dans la roseraie du Jardin botanique », où sa mère l’emmenait, et dont il passait des heures à dessiner les plantes.

Mais c’est plus pour les fleurs que pour le souvenir de sa mère.

« Ma mère ne nous aimait pas, mon frère et moi, dit-il objectivement. Je me vengeais en tombant malade. À 5 ans, j’ai eu la polio, et les médecins avaient décrété que je ne devais pas trop marcher. Elle m’attachait à une laisse sur la galerie. Un jour, Michel Garneau [qui n’était pas encore poète, mais un peu quand même] m’a emmené acheter un cornet de crème glacée à la fraise, c’est un de mes plus beaux souvenirs à vie. »

Pensionnaire au primaire, puis à Brébeuf, même s’il habitait à 500 mètres, son enfance a été un « malheur intense ». Athée dans un collège jésuite où on lui reprochait ses lectures impies – Gide ou, pire encore, Sartre ; gai avec des parents qui ne le prenaient pas. Il a quitté la maison avant d’avoir 18 ans.

Son père, l’avocat Roch Pinard, ministre fédéral sous Louis Saint-Laurent, lui disait qu’il « avait juste à choisir l’autre bord » pour ne plus être homosexuel. « Il me disait : “Pis, es-tu encore de même ?” Ou, en passant : “homme aux hommes”… »

J’ai longtemps cherché d’où venait la haine des gais ; je crois que ça vient du fait que ça oblige les gens à se rendre compte qu’ils n’ont pas choisi leur propre orientation.

Daniel Pinard

À la fin de sa vie, il y a presque 50 ans, son père était allé vers lui. Il s’était informé, il avait évolué. Les deux se sont réconciliés.

Mais avant, Daniel a trouvé refuge dans les livres. Dans la chaleur méditerranéenne des Noces à Tipasa de Camus. Il se met à pleurer en pensant à ce 4 janvier 1960, où l’écrivain est mort dans un accident de voiture. Il est allé se recueillir peu de temps après sur le monument à sa mémoire, sur les lieux de l’accident, à Villeblevin, en France.

« J’ai toujours été braillard, désolé, parfois, c’est franchement affligeant… »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Daniel Pinard

Au début des années 1960, il s’est ensuite exilé sous un autre soleil, celui du Brésil, où il a vécu pendant cinq ans, avec celui qu’il appelle « Jacquot », un gestionnaire américain qui a été son conjoint pendant des décennies.

« On ne sait pas vivre si on n’a pas été déraciné, je crois. À l’époque, j’étais plus brésilien que les Brésiliens. Dany Laferrière, qui pour moi est un génie, m’a ouvert à l’idée qu’on est d’un pays que l’on a choisi. Tu as le droit de te faire un pays de neige et de sable, de délires et de malheurs, où il y a les plages à la végétation abondante du Brésil, le Corcovado de Rio de Janeiro et l’oratoire Saint-Joseph… En vieillissant, je ne retourne pas en enfance ; je me recompose des paysages. »

Après le Brésil, il y eut New York, où il a entrepris un doctorat en sociologie à Rutgers. Il comparait l’esclavage dans le sud des États-Unis et au Brésil, où il a découvert, sous des dehors de métissage joyeux, le même racisme profond. « Il y a 28 mots pour décrire les nuances de couleur de peau. »

« On n’arrête pas d’expier la faute de l’esclavage. C’est vrai aux États-Unis, c’est vrai au Brésil. C’est comme si les Blancs ne pouvaient pas pardonner aux Noirs, qui sont le rappel de leur ignominie. »

De retour au pays, il a été journaliste aux affaires publiques à Radio-Canada, au Maclean’s (devenu L’actualité), à l’Office national du film, au Devoir.

Comme il avait la réputation d’avoir la meilleure table privée en ville, son amie Suzanne Lévesque l’a invité à faire une chronique à son émission de radio.

Ses « propos culinaires » humoristiques étaient en fait un prétexte pour parler de politique et d’affaires publiques et sous couvert de recettes, le homard pouvait devenir une métaphore du fédéralisme canadien. Il n’avait aucune ambition de devenir une référence en la matière.

C’est devenu une chronique dans Le Devoir, une émission à Télé-Québec (Ciel ! Mon Pinard), une autre à Radio-Canada, une chronique chez Paul Arcand, deux livres de recettes et « propos » vendus à des centaines de milliers d’exemplaires.

Il me confie qu’avant et pendant chaque enregistrement de son émission, il sifflait une bouteille de vodka au complet. Il lui fallait être « dans un état second » pour affronter les crises d’angoisse qui l’étouffaient avant d’aller sur le plateau.

— Crois-tu que tu as eu une influence sur la culture québécoise ?

« Je suis obligé de dire oui, je m’en rends compte. En journalisme comme en cuisine, j’ai voulu libérer les gens de la peur. Qu’ils cessent d’obéir. Pour moi, suivre une recette, c’est le comble de la servilité : une cuillerée à soupe et demie… 12 grammes de farine, pas 11, ni 13 ! Quelle outrecuidance !

« Le lien entre la campagne et l’assiette ne s’était pas fait dans l’esprit des gens. Je m’y suis intéressé. Plus les années passaient, plus je devenais militant. Mais je sais que les gens voulaient surtout des récettes. »

Il a eu ses passes d’armes avec les faiseurs de régimes, les nutritionnistes et bien sûr les dirigeants de la puissante Union des producteurs agricoles. « Eux autres, je les haïs encore beaucoup. » Il fait ainsi une exception à sa devise d’amour universel qu’il vient de m’exposer…

Il ajoute sans se vanter, mais non sans fierté, que malgré son corps « qui s’effondre », il fait une cuisine « meilleure que jamais », et m’explique sa nouvelle technique de sauce.

— Ça vient d’où, cet amour de la cuisine ?

« Ça vient des bonnes polonaises qui nous faisaient la bouffe. C’étaient les seules personnes qui s’intéressaient à moi. J’ai gardé d’elles un moule à gelée en forme de lapin. »

C’est un peu autour de la table qu’il s’est réinventé une famille.

« La famille n’a de bienfait que si on l’a choisie », dit-il.

Il me parle encore de Laferrière, une de ces personnes qui l’impressionnent au point de le rendre « aphone » et de faire changer de trottoir si jamais il le croisait. « L’énigme du retour, c’est la réponse à La peste de Camus. Il t’invite très généreusement à contempler le vide. » Il me parle de la scène du cimetière, dans Anne Trister, de Léa Pool. « On ne fait pas semblant qu’on est éternel en mettant des blocs de granit sur les tombes ; c’est pour empêcher les gens de sortir… »

Il me parle de la guerre, « qui porte au dégoût de soi. L’Ukraine, ça me fait brailler sans arrêt. Notre incapacité à nous défendre contre le mal. Le Brésil… C’est comme s’il m’avait trahi. Il y avait déjà toutes les injustices qu’on connaît, sauf qu’elles n’étaient pas acceptées avec véhémence comme sous Bolsonaro. »

Mais il parle aussi des beautés tout autour qui le touchent.

Une des choses qui m’émeuvent le plus, c’est les jeunes pères avec leur enfant dans les bras. Des fois, je m’approche et je dis à l’enfant : t’es ben chanceux. Les jeunes pères sont tellement plus heureux que nos pères.

Daniel Pinard

On en revient à l’art de vieillir. Au sentiment de déconnexion.

« Je me rends compte que je ne comprends plus ce que c’est que d’avoir 18 ans. Je ne sais pas à quoi rêvent les gens de 18 ans. Ce n’est pas triste ; c’est un constat. À 18 ans, je rêvais à l’indépendance du Québec. Nous avons été révolutionnaires sans le savoir, et les transformations que nous avons accomplies sont ce qui nous a empêchés de désirer l’indépendance… »

Il balaie la grande pièce du regard. Il me montre une sculpture, un tableau, un bibelot, une bouteille…

« J’apprends le plaisir de me détacher des choses. Rien ne va durer. Mes objets sont pleins de mémoire, mais elle n’est que de moi. Ils ne veulent rien dire pour les autres… »

Il cherche le nom des gens, mais se souvient des phrases. Qui a dit ça, déjà ? « La liberté, c’est de se conformer à la capacité du rêve. »

Il parle de la nécessité de s’évader du temps présent. Mais aussi de « vivre le moment présent ». « J’ai toujours trouvé ça con, mais maintenant, c’est le nec plus ultra pour moi… »

Trois heures ont passé.

— Mais pourquoi tu voulais me voir, déjà ?

— C’est quoi ta recette de sauce ?