Plus de 40 000 élèves supplémentaires débarqueront sur les bancs des cégeps d’ici 2029. Loin d’être prêt à affronter la vague, le réseau collégial n’écarte aucune solution pour accueillir ces jeunes. Même la piste des fameuses « roulottes », apparues dans les cours d’école au cours des dernières années, est envisagée. Aucun doute : une course contre la montre est lancée. Un dossier de Léa Carrier

Un scénario qui se répète

À la garderie, ç’a été un combat pour leur trouver une place. À l’école primaire, une épreuve pour les inscrire au cours de danse ou de natation. Et ne parlons pas des classes modulaires (les fameuses « roulottes ») dans la cour de l’école secondaire du quartier, pleine à craquer, où ils ont failli atterrir.

« C’était bataille par-dessus bataille, chaque fois », se souvient Sonia Perrier, mère de trois enfants nés en 2006, 2008 et 2011, de Laval. Et même si ses enfants vieillissent, le combat n’est pas terminé.

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Sonia Perrier, son conjoint Jean-Guy Bélisle, et leurs trois enfants.

Dans les prochaines années, les enfants du « mini baby-boom », dont ceux de Sonia Perrier, frapperont aux portes des cégeps. À partir de 2006, les naissances ont fortement augmenté au Québec, avant d’atteindre un sommet en 2012.

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Frédéric Fleury-Payeur, responsable des projections démographiques à l’Institut de la statistique du Québec

« Ils sont les petits-enfants des baby-boomers », explique Frédéric Fleury-Payeur, responsable des projections démographiques à l’Institut de la statistique du Québec.

Conséquence : Québec prévoit 40 000 cégépiens supplémentaires d’ici 2029 par rapport à 2019, ce qui représente une hausse de plus de 23 %. Pour donner une petite idée, c’est la taille de huit gros cégeps. La vague d’élèves frappera surtout les établissements de Montréal et de ses couronnes.

Ce pourrait être une bonne nouvelle pour le réseau collégial… si seulement il était prêt à les accueillir. « Et la réponse, c’est non », laisse tomber Bernard Tremblay, président de la Fédération des cégeps.

La moitié des cégeps manquent déjà d’espace. D’ici 2029-2030, 11 des 12 cégeps de Montréal déborderont, anticipe le ministère de l’Enseignement supérieur (MES). Parmi ceux-ci, seulement 4 établissements ont obtenu des mises à l’étude pour des projets d’ajouts d’espace.

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Bernard Tremblay, président de la Fédération des cégeps

Le constat, c’est qu’on a un réel problème.

Bernard Tremblay, président de la Fédération des cégeps

Pourtant, on l’a vue venir, la vague.

Sonia Perrier, comme beaucoup de parents, y a goûté. Incapable de trouver une place en garderie, elle a pris 18 mois de congé sans solde. Son conjoint, Jean-Guy Bélisle, enseignant au collège Montmorency, avait même averti sa direction du raz-de-marée qui s’approchait !

Et voilà que le scénario, semble-t-il, se répète.

Il est tard, mais pas trop tard. Tout le réseau collégial est mobilisé. Québec mise gros sur les projets d’agrandissement et la mobilité régionale, des solutions viables, mais longues à mettre en place. En attendant, aucune solution n’est écartée.

Il faut éviter à tout prix le pire scénario : « Qu’on se retrouve à refuser des étudiants », lâche Bernard Tremblay.

Des solutions durables

INFOGRAPHIE LA PRESSE

La cafétéria du collège Ahuntsic s’anime. Pour manger à une table, il faut arriver tôt, nous informent des cégépiens.

« Ça m’est déjà arrivé de manger dans le corridor parce qu’il n’y avait plus de place », lance Emmanuel Lucia, qui étudie en sciences de la nature, entre deux bouchées.

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Emmanuel Lucia

Avec ses 7300 élèves à la formation « régulière », le cégep accuse déjà un déficit d’espace de 5290 m⁠2. Et le MES lui prévoit une hausse graduelle de 1300 têtes d’ici 2029. « Clairement, ça va prendre une autre cafétéria ! », s’exclame Frédérique Desrochers-Noiseux, élève à la technique en biotechnologie.

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Frédérique Desrochers-Noiseux

Québec en fait l’une de ses priorités de son dernier budget : agrandir les cégeps pour accueillir la future clientèle. Il réserve 361,6 millions de dollars à cet effet dans le Plan québécois des infrastructures 2022-2032.

Le cégep de Maisonneuve, le collège Ahuntsic, le cégep Édouard-Montpetit, le collège Montmorency, le Cégep de Saint-Jérôme, le Cégep régional de Lanaudière, le collège Lionel-Groulx et le Cégep de Saint-Hyacinthe débordent déjà ou manqueront bientôt d’espace. Ils sont tous concernés par un projet d’agrandissement. En février, Québec a tabletté son projet d’expansion du Collège Dawson, qui souffre d’un déficit d’espace de 11 200 mètres carrés.

Mais les projets n’avancent pas vite. Plusieurs d’entre eux sont encore à des années de la première pelletée de terre.

« Il y a une prise de conscience » du gouvernement, souligne Bernard Tremblay. « Mais ce qu’on n’a pas fait il y a quelques années, on ne pourra pas le faire en criant “ciseaux”. »

Dans l’espoir d’accélérer le processus, le collège Ahuntsic a scindé son projet d’agrandissement en deux phases, après que sa mise en service eut été repoussée à 2027.

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Nathalie Vallée, directrice générale du collège Ahuntsic

Pour nous, c’était inacceptable d’attendre à ce moment-là.

Nathalie Vallée, directrice générale du collège Ahuntsic

La première phase, plus rapide à réaliser, doit être prête pour 2024-2025, et permettra d’ajouter 12 classes.

Devant l’urgence, le collège Lionel-Groulx a aussi divisé son grand projet d’agrandissement, qui inclut la construction d’un nouveau pavillon. Dès 2023, la direction devra jongler avec 600 cégépiens en plus. « C’est très, très préoccupant », souffle le directeur général, Michel Louis Beauchamp.

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Le collège Lionel-Groulx, à Sainte-Thérèse

Du côté du MES, on rapporte que les besoins d’espace dans les cégeps est une préoccupation « depuis quelques années ». L’an dernier, le MES a effectué une tournée de rencontres avec les directions des cégeps du Grand Montréal pour faire le point sur leurs besoins et prévoir « différents scénarios possibles » avec des solutions « immobilières et non immobilières », en vue de la hausse inévitable d’élèves. « Une seconde tournée s’amorce pour confirmer ces scénarios », précise le porte-parole du MES, Bryan St-Louis.

Mousser la mobilité régionale

Les besoins en espace, en particulier dans le Grand Montréal, sont trop grands pour les sommes allouées par Québec. Pendant ce temps, les cégeps de région peinent à recruter des élèves. Et ils seront relativement épargnés par la vague de cégépiens qui se profile à l’horizon.

« On pense qu’on peut faire partie de la solution », lance Marie-Claude Deschênes, porte-parole du Regroupement des cégeps de régions et directrice générale du Cégep de La Pocatière.

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Marie-Claude Deschênes, porte-parole du Regroupement des cégeps de régions

Les cégeps de région ont les bras grands ouverts. Environ 9000 places sont disponibles dans les 12 établissements du regroupement.

Avec une enveloppe de 238,8 millions qui s’étale jusqu’en 2026-2027, Québec veut d’ailleurs mousser la mobilité régionale, dans le but, notamment, de diminuer la pression sur les cégeps du Grand Montréal.

« On a vraiment de l’espace. C’est une solution qui est intéressante pour l’ensemble de la province », croit le directeur général du Cégep de Chicoutimi, André Gobeil.

PHOTO JEANNOT LEVESQUE, ARCHIVES LE QUOTIDIEN

Le Cégep de Chicoutimi à Saguenay

« Si on a des programmes d’études de qualité, des infrastructures adéquates et un programme de mobilité, il y a certainement une partie des étudiants qui vont venir étudier en région », ajoute Mme Deschênes.

Au Québec, il existe depuis quelques années un programme de mobilité régionale étudiante, avec des bourses et des mesures d’incitation financières. Comme le fameux programme Erasmus, en Europe… mais dans une version beaucoup moins populaire.

Et il est là, l’enjeu. Le programme est intéressant, mais les jeunes ne le connaissent pas !

« Les élèves en 5secondaire ne savent pas que c’est une possibilité pour eux de se délocaliser pour leurs études », déplore Samuel Vaillancourt, président de la Fédération étudiante collégiale du Québec.

Avec une meilleure promotion, le programme de mobilité régionale permettrait de répartir une partie du surplus d’élèves sur l’ensemble du réseau collégial. Mais ce programme n’est pas fait pour tout le monde, nuance la Fédération des cégeps.

« L’étudiant qui n’a pas la capacité ou la volonté de se déplacer, qu’il soit à Montréal ou en Gaspésie, doit avoir accès à de l’enseignement supérieur à proximité », martèle Bernard Tremblay.

Des solutions de secours

INFOGRAPHIE LA PRESSE

C’est le pire scénario. Celui que personne ne souhaite. Fermer la porte à des élèves, faute d’espace. Non, les cégeps ne croient pas en venir là, mais pour éviter le pire, ils doivent être créatifs. Et songer à mettre en place des solutions de secours. En voici des exemples.

1. Louer des espaces

Le cégep du Vieux Montréal avait un plan A. Un projet d’agrandissement, déposé en 2019. Trois ans plus tard, il attend toujours une réponse de Québec. « On comprend que les demandes en projets d’infrastructures sont nombreuses, mais pour nous, il commence à être minuit moins une », s’inquiète la directrice générale, Mylène Boisclair.

PHOTO SARAH LATULIPPE, FOURNIE PAR LE CÉGEP DU VIEUX MONTRÉAL

Mylène Boisclair, directrice générale du cégep du Vieux Montréal

D’ici 2029, elle doit trouver comment faire entrer 1000 élèves de plus entre les murs du cégep. Son plan B : louer des espaces. « Ce n’est pas de gaieté de cœur, mais on n’a pas le choix », soupire-t-elle. Parce que le cégep n’est pas qu’un lieu d’enseignement – la pandémie nous l’a bien enseigné –, mais un véritable milieu de vie. Avec ses services aux élèves, ses installations sportives, sa vie de campus, etc. Tout ce qu’une tour de bureaux en plein centre-ville n’offre pas.

« Ça devra être réfléchi afin de s’assurer que les étudiants là-bas aient un environnement qui soit le plus complet possible », précise Mme Beauclair.

C’est d’ailleurs la solution temporaire préconisée par Québec. Dans le cadre de son dernier budget, le gouvernement réserve 232,5 millions de dollars d’ici 2026-2027 pour aider les cégeps dans les locations immobilières.

2. Les classes modulaires

Pour les raisons évoquées ci-dessus, des cégeps regardent plutôt du côté des classes modulaires. C’est le cas du cégep Édouard-Montpetit, à Longueuil, qui réfléchit déjà à lancer des appels d’offres. Il n’y a pas de temps à perdre. L’établissement attend 2000 élèves de plus d’ici 2029, soit la capacité d’un petit cégep !

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Sylvain Lambert, directeur général du cégep Édouard-Montpetit

À partir de 2024, c’est impossible de penser qu’on pourra accueillir tous les étudiants sans avoir des modulaires. C’est très, très clair pour nous.

Sylvain Lambert, directeur général du cégep Édouard-Montpetit

Les classes modulaires ne sont plus les « roulottes » d’autrefois, assure-t-il : « Les modulaires aujourd’hui, c’est comme des maisons préfabriquées. C’est très, très bien comme environnement de travail et d’études. »

Ça reste un pis-aller, répond le président de la Fédération des cégeps, Bernard Tremblay. « Il n’y a rien d’intéressant, de stimulant » dans les classes modulaires, note-t-il. « Il faut vraiment le voir comme une solution à court terme. »

3. Allonger les périodes de cours

Des cégeps évaluent aussi la possibilité d’allonger les périodes de cours. Par exemple, en ajoutant une période en fin de journée.

Ça peut poser un enjeu sur le plan des conditions de travail, prévient Yves de Repentigny, porte-parole de la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ-CSN).

En théorie, un enseignant peut donner un cours jusqu’à 23 h, à condition qu’il ait une pause de 14 heures entre deux journées de travail. Mais en pratique, à la formation « régulière », la plupart des cégeps ont une plage horaire jusqu’à 17 h ou 18 h, affirme M. de Repentigny.

« On sent que la demande des directions va être de décloisonner la plage horaire. C’est clair que cette pression-là va arriver », s’inquiète-t-il.

Sonia Perrier a mené tous les combats possibles. De la garderie à l’école secondaire… et maintenant, au cégep. Elle regarde les années à venir, et elle s’inquiète de la qualité de l’enseignement qui sera offert à ses enfants. « Ce ne sera pas facile. Bien franchement, c’est épeurant, en tant que parent. »

Et les universités ?

Après le cégep, le problème se déplacera-t-il dans les universités ? En tout cas, les établissements se préparent à l’arrivée massive des étudiants. « C’est quelque chose qui nous préoccupe vivement. […] Il faudra les accueillir, les accompagner dans leur projet d’études », affirme Magda Fusaro, rectrice de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). L’effectif étudiant bondira de 4,4 % dans les universités en 2028-2029, par rapport à 2018, selon les projections du ministère de l’Éducation. Projet d’agrandissement, rénovations, nouvelles constructions : « Les demandes budgétaires qu’on fait au gouvernement vont dans ce sens-là également », ajoute Mme Fusaro.