En juillet 2020, nous écrivions dans ces pages que le Canada est de moins en moins à l’abri des conflits géoéconomiques mondiaux : les tensions avec la Chine au sujet de l’extradition de Meng Wanzhou, les sanctions économiques sur le porc et le canola canadiens et le nationalisme vaccinal dans la lutte contre la COVID-19 l’ont démontré⁠ 1.

Ces conflits proviennent d’États qui n’hésitent pas à rejeter les accords commerciaux, à imposer des droits de douane et des sanctions sur diverses exportations, voire à recourir au cyberespionnage pour obtenir un avantage concurrentiel dans l’économie mondiale. Même l’invasion russe en Ukraine n’échappe pas aux tensions géoéconomiques, comme en témoignent les menaces de Moscou de réduire les ventes de bois d’œuvre vers l’Europe.

Un monde à trois vitesses

On n’assiste donc pas à cet irrésistible aplanissement du monde décrit dans l’ouvrage The World Is Flat, de Thomas Friedman, mais les tensions croissantes avec la Russie et la Chine ne signifient pas non plus que la mondialisation économique est à l’agonie. Les dirigeants de Moscou et de Pékin savent trop bien que la puissance de leurs pays dépend en grande partie des exportations permises par la libéralisation des marchés, et qu’un renversement complet de la mondialisation engendrerait de trop grands coûts financiers pour toutes les parties. Le monde est toutefois en changement : il passe actuellement d’un système de forte interdépendance à un système d’interdépendance gérée, formé de corridors géoéconomiques à géométrie variable.

Par « corridors géoéconomiques », nous entendons des zones économiques définies par des cadres légaux, réglementaires et réputationnels au sein desquelles les principaux échanges économiques transnationaux (commerciaux, financiers, technologiques, etc.) sont plus ou moins restreints ou sujets à des conflits. Ces corridors sont en partie définis par les politiques gouvernementales (les sanctions économiques, par exemple), mais également par les ONG et les acteurs du secteur privé, qui, comme on le voit en Russie actuellement, décident parfois de suspendre leurs activités dans des pays dont ils n’approuvent pas les politiques.

Du point de vue du Canada, au moins trois types de corridors géoéconomiques sont désormais saillants sur la planète. D’abord, les relations avec les pays faisant l’objet de sévères sanctions de la part d’Ottawa et ses alliés, comme l’Iran, mais également la Russie depuis quelques semaines, se déploient dans un corridor comportant des obstacles et des risques majeurs pour les entreprises canadiennes. Celles-ci doivent non seulement respecter des lois canadiennes fort contraignantes lorsqu’elles font affaire avec ces pays, mais peuvent aussi à leur tour devenir la cible de régimes inamicaux n’hésitant pas à utiliser l’arsenal géoéconomique (sanctions, gel d’actifs financiers, cyberattaques, etc.) pour porter atteinte aux intérêts économiques canadiens ou exprimer leur désaccord avec Ottawa sur des questions centrales à leurs yeux – on peut notamment penser au dossier ukrainien pour le régime de Moscou en ce moment.

Ensuite, un deuxième type de corridor géoéconomique lie le Canada à des États où les sanctions et restrictions sont moins nombreuses, mais dans lesquels les tensions et le risque d’affrontement majeur ont considérablement augmenté ces dernières années.

Dans ce corridor se trouve la Chine, puissance économique incontournable avec laquelle les entreprises canadiennes doivent faire affaire même si les intentions de Pékin restent pour le moins imprévisibles et incertaines.

Enfin, un dernier corridor lie le Canada à ses alliés traditionnels et aux autres pays où il n’y a pas d’enjeux géoéconomiques majeurs pour l’instant. Il s’agit du corridor comportant le moins d’obstacles aux échanges et le moins de risques de conflit, même si des réalités comme la montée du protectionnisme dans plusieurs pays occidentaux exigent une certaine vigilance de la part de nos gouvernements.

Être plus agile dans un monde plus périlleux

Il sera donc crucial à l’avenir d’ajuster les politiques canadiennes pour tenir compte de ces divers corridors géoéconomiques. Pour Ottawa et les gouvernements des provinces canadiennes, cela voudra dire, entre autres, accorder plus d’importance aux enjeux géoéconomiques, placer le commerce international au cœur de la stratégie de sécurité nationale du Canada, et mieux définir quelles parties de nos chaînes d’approvisionnement doivent être rapatriées en territoire canadien ou en Amérique du Nord.

Pour les entreprises canadiennes, les récentes secousses géoéconomiques de la planète ne signifient pas que les échanges internationaux seront nécessairement moins profitables à l’avenir. Les types de corridors susmentionnés continueront d’offrir des occasions d’affaires à celles et ceux qui auront une fine connaissance de leurs cadres légaux et qui sauront bien naviguer en évitant les corridors illégaux qui ont déjà commencé à se développer dans le monde.

De plus, les entreprises devront être plus agiles et continuer à se doter de pratiques respectant les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), mais également de politiques de gestion de risques tenant davantage compte des enjeux géopolitiques et géoéconomiques. Parmi les évènements internationaux des dernières années, la pandémie de COVID-19 et l’intervention russe en Ukraine illustrent à quel point le monde est volatil et peut nous surprendre. Celles et ceux qui s’adaptent aux crises que nous connaissons aujourd’hui résisteront mieux aux turbulences à venir.

1. Lisez Louis Vachon et Frédérick Gagnon, « Le Canada sous les feux croisés des conflits géoéconomiques »

Plus près qu’on pense

Les turbulences géoéconomiques des dernières années ont touché le Québec à plusieurs titres. Non seulement les entreprises québécoises sont sujettes à la volatilité et aux resserrements observés dans les corridors géoéconomiques mondiaux, mais la montée du nationalisme économique chez certains pays alliés, les tensions avec la Chine, la pandémie de COVID-19 et le conflit en Ukraine ont engendré des phénomènes que les Québécois vivent désormais au quotidien : inflation et hausse du prix du pétrole, chutes boursières, rareté de certains biens (bois, semi-conducteurs, etc.) et incertitude pour de nombreux secteurs de l’économie. La reconfiguration de certaines chaînes d’approvisionnement pourrait toutefois permettre au Québec de se distinguer dans plusieurs secteurs à l’avenir, l’extraction des minéraux critiques et la production de batteries pour les voitures électriques notamment.

Pour aller plus loin

Lire l’ouvrage War by Other Means : Geoeconomics and Statecraft, de Robert Blackwill et Jennifer Harris

Lire l’ouvrage Geo-economics and Power Politics in the 21st Century : The Revival of Economic Statecraft, de Michael Wigell, Sören Scholvin et Mika Aaltola

Regardez l’atelier du Forum Saint-Laurent sur la sécurité internationale 2021 portant sur le thème « Les défis géopolitiques et géoéconomiques au Canada et au Québec »