Les réseaux sociaux ont modifié la frontière entre l’espace public et l’espace privé. Les individus y diffusent et promeuvent davantage leur identité, leurs convictions et leurs valeurs que dans le monde physique. Cela peut être vécu comme une forme d’invasion pour les autres et, réciproquement, provoquer des réactions hostiles.

Les réseaux sociaux jouent un rôle majeur dans la polarisation et l’hystérisation de nos sociétés. Ils ont radicalement transformé les modes d’expression au sein de l’espace public en banalisant l’affrontement.

Polarisation d’abord. De par leur fonctionnement, soumis à de nombreux algorithmes et à un système de bulles cognitives, nos fils d’informations correspondent à nos recherches, donc à nos goûts et à nos opinions. Par effet cumulatif, on reçoit en très grande majorité des informations qui confortent nos idées. On ne se confronte plus aux idées contraires, on ne s’y frotte plus, on n’en a même plus connaissance. On nous épargne le désagrément, pourtant fondamental, de considérer des opinions qui ne sont pas les nôtres. Se creuse un fossé immense entre les citoyens, chaque groupe restant dans son silo, sans point d’intersection, conforté dans son propre mode de pensée et dispensé de contradiction. C’est ainsi que les sociétés contemporaines se polarisent de plus en plus du fait des réseaux sociaux. Polarisation qui apparaît clairement dans un documentaire américain sur Netflix, Derrière nos écrans de fumée, de l’Américain Jeff Orlowski, interrogeant des pontes de la Silicon Valley. On y voit bien le mécanisme à l’œuvre de radicalisation de la société auquel contribuent les réseaux par leur redoutable logique algorithmique. En dix ans, l’écart entre républicains et démocrates aux États-Unis s’est largement accentué, chaque entité renforcée dans sa bulle cognitive par le fil d’informations proposé en adéquation avec ce qu’elle a envie de lire, entendre et voir. L’hétérogénéité globale a disparu ; l’homogénéité des deux groupes est désormais très puissante. Et ils ont surtout tendance à s’éloigner de plus en plus l’un de l’autre.

Hystérisation ensuite. De la même manière que les réseaux nous donnent accès à des informations conformes à nos opinions, nous sont aussi proposées des informations répulsives et caricaturales qui, par un effet de ricochet, consolident encore plus notre vision du monde. Je considère le camp adverse comme de plus en plus délirant par rapport à mes propres idées. Voilà comment deux camps se trouvent face à face, se regardant en chiens de faïence, incapables de communiquer autrement que par l’invective et l’agression. Les réseaux peuvent diviser. Plutôt que de relier et de mettre en réseau, ils peuvent couper des ponts qui existaient auparavant, dressant des populations les unes contre les autres. Il ne s’agit pas de nier l’accès à la parole, les facilités de communication, d’émancipation et d’expression qui ont été créés, mais de prendre aussi conscience des germes de division qui ont été semés dans nos sociétés. Voilà pour l’hystérisation idéologique, celle qui oppose des idéologies abreuvées de part et d’autre par des fils d’informations monothématiques qui enferment les uns et les autres dans une clôture autistique.

L’hystérisation sur les réseaux se manifeste aussi par la chasse en meute. Sous couvert de l’anonymat, planqué derrière son écran, on s’acharne sur un groupe ou sur une personne. Le monde virtuel des réseaux n’est pas le monde réel. On y est plus méchant, plus abrupt, plus violent.

« Tant que la méchanceté n’a pas mûri, elle est prête à tout moment à se transformer en hystérie », écrit Alexandre Blok dans Calepin. L’immédiateté des réseaux laisse la méchanceté parler en premier lieu. Associée à l’anonymat, elle fait des ravages. On se dit que tout y est permis.

L’hystérisation des échanges s’y est banalisée. La violence des propos n’a pas de frontière, elle peut se développer dans le monde virtuel des réseaux et se concrétiser dans le monde réel. C’est ici l’hystérisation en tant que phénomène de foule qui se manifeste. Collective, elle excède la somme des pulsions individuelles. Incontrôlables, l’emportement et la haine se déploient en masse. On a pu voir que les guerres de bandes de populations très jeunes, en France, en 2021, prenaient bien racine sur les réseaux, avec des affrontements en amont par échanges interposés. Les échanges virtuels et la préparation en amont ont eu malheureusement des conséquences tragiques bien réelles.

L’hystérisation est donc bien définie comme un syndrome de groupe, qui développe le sentiment collectif de menace par l’entremise de rumeurs et de la peur. À la différence de la définition psychiatrique traditionnelle, l’hystérie collective est un phénomène de contagion, produit des interactions sociales. Ce phénomène est observé par les psychologues depuis des siècles (la chasse aux sorcières au Moyen Âge en est un cas très documenté) ; pour autant, il semble avoir pris une forme inédite du fait de l’avènement des nouveaux médias, qui ont modifié les modalités d’interaction dans l’espace public à travers une série de canaux.

Les nouveaux médias sont effectivement l’origine d’une forte augmentation des violences et de l’agressivité, tant verbales que physiques. Les réseaux sociaux sont souvent le point de départ d’un effet de contagion de la violence inédit parce qu’il est non local. L’internet a créé un phénomène d’imitation des comportements violents des plus extrêmes (les mass shootings résultant des réseaux sociaux) au plus banal (le harcèlement virtuel, un nouveau phénomène de harcèlement qui affecte près de 40 % des jeunes Américains).

L’anonymat en ligne est, lui aussi, l’un des facteurs principaux de l’agressivité des opinions sur l’internet. Cela suscite un sentiment de désinhibition accrue des utilisateurs, qui les mène à des comportements et des discours qu’ils n’auraient pas eus face à face. Des philosophes comme Platon ou La Rochefoucauld ont bien décrit ce rôle privilégié de l’anonymat dans nos comportements. Platon, à travers l’allégorie de l’anneau de Gygès (La République), affirme que si nous avions une bague d’invisibilité, beaucoup d’entre nous ne résisteraient pas à la tentation d’agir de manière impunie. Platon déplore le fait que nous nous pliions souvent au devoir moral, non par choix, mais par contrainte du regard des autres. La Rochefoucauld également s’inscrit dans cette ligne : « Nous oublions aisément nos fautes lorsqu’elles ne sont sues que de nous. »

La société hystérisée

La société hystérisée

Éditions de l’Aube, 2021

134 pages

Qui est Jonathan Curiel ?

Diplômé de l’École supérieure des sciences économiques et commerciales et de Sciences Po, Jonathan Curiel commence sa carrière comme chargé de mission économique au sein de la représentation française aux Nations unies, à New York. Directeur général de la chaîne de télévision Paris Première pendant quatre ans, il est ensuite directeur général adjoint de la chaîne M6, puis directeur général adjoint des chaînes M6/W9/6ter responsable des magazines et des documentaires.