Les réflexions de l’auteur, né au Togo, s’appuient sur le rapport aux langues qu’on retrouve notamment en Afrique francophone. Grâce à plusieurs comparaisons, il parvient à offrir un portrait original de l’insécurité linguistique québécoise.

Le québécois, pratiqué exclusivement en Amérique du Nord dans la province du Québec, pourrait hypothétiquement disparaître. Il convient donc de séparer le destin du québécois de l’avenir de la langue française, d’autant plus que l’écart de malentendement se creuse entre les deux variantes. Cette préservation du québécois doit aller de pair avec la défense solidaire de la francophonie canadienne, sans omettre les langues autochtones. La survie de ces dernières est également en sursis face à l’impérialisme linguistique de deux des plus invasives langues européennes (le français et l’anglais). Le Québec devrait se passionner pour ces langues en voie de désapparition⁠1, plutôt que de redouter la mort de la langue française qui n’aura pas lieu. Chaque fois qu’une de ces langues meurt, le monde s’appauvrit davantage.

Le déclinisme linguistique ambiant consonne avec le tropisme décliniste qui obsède la civilisation occidentale depuis presque toujours. C’est un narcissisme propre aux cultures de l’écriture qui aiment jouer à se faire peur. Comment les cultures confites dans le culte de l’écriture, de l’archive et dotées d’institutions de promotion de leurs langues peuvent-elles passer autant de temps à se vivre dans la nonchalance d’une telle inquiétude linguistique, alors même que les cultures orales qui sont les plus exposées à l’extinction ne s’en inquiètent guère ? C’est là un paradoxe des plus intrigants. Qu’est-ce qui explique l’absence d’angoisse de l’extinction des langues chez les peuples nomades et allétrés ? D’un côté, ces peuples reçoivent leurs langues orales comme des héritages sans testaments, sans codes, sans dictionnaires prescriptifs. Ce qui leur laisse toute latitude pour des conquêtes fécondantes, des abandons sans motifs, et des emprunts sans limites. De l’autre, les peuples moba, fon ou fang d’Afrique ne vivent pas dans l’angoisse apocalyptique d’une disparition inévitable de leurs langues, parce qu’ils sont peut-être conscients qu’elles n’échappent pas à l’entropie. Elles naissent, évoluent et meurent... sans que cela n’empêche les peuples de continuer leurs trajectoires historiques.

Par ailleurs, les langues écrites ne meurent jamais vraiment. Il arrive qu’elles cessent d’être en usage, que plus personne ne les parle. Mais, pour peu qu’on les ait écrites, souligne le linguiste Claude Hagège, leurs systèmes persistent pour l’éternité.

Des langues mortes peuvent parfois ressusciter et revenir à la vie, comme ce fut le cas de l’hébreu à partir des années 1920. En effet, il est passé de son ancien statut de langue de prière à celui de langue officielle de l’État d’Israël⁠2.

L’angoisse de l’extinction chez les peuples de l’écrit s’apparente à une manie d’hypocondriaques. Ce sentiment de vulnérabilité provient de l’angoisse primordiale qui poisse la « magnifique invention » de l’écriture. Le spectre de l’oubli plane comme une ombre au sol de l’écriture, aussi bien que chaque remède produit son propre poison. L’outil scriptural s’est d’emblée assombri de la peur de la perte de mémoire. Dans le mythe de Toth, commenté par Platon puis Derrida, l’écriture est réputée propager l’amnésie, parce qu’elle dispense aux élites de l’écrit de savoir et produit l’illusion de savoir. L’offrande du dieu égyptien de l’écriture, Thot, n’a pas été le pharmakon (remède) promis à l’oubli et au manque de science, car confiants dans l’écriture, les hommes cherchent au-dehors et non plus au-dedans le moyen de se ressouvenir. La peur contemporaine de la mort des langues écrites n’est qu’un symptôme de cette angoisse associée à l’invention de l’écriture. Ipso facto, l’absence de cet atrabilaire chez les « peuples sans écriture » s’explique par le simple fait que ce luxe de la mélancolie liant écrit et effacement de la mémoire leur est complètement étranger.

La langue anoufoh, par exemple, que j’ai héritée de ma mère, n’est pratiquée que dans un écosystème linguistique extrêmement lacunaire qui serpente le nord-est du Ghana, le nord du Togo et le nord-ouest du Bénin. Avec une population de locuteurs natifs d’à peine 200 000 personnes parlant une variante dénaturée du baoulé de Côte d’Ivoire qui a subi une translocation et une mutation similaires à celles du français au Québec. Elle se tient depuis lors au seuil d’une ligne de fuite, entre les bords rassurants de l’homonymie avec le baoulé-racine et les débords vertigineux d’une sémantique nouvelle qui se repaît des rencontres et des emprunts. En clair, quand le baoulé entend parler l’anoufoh, il croit reconnaître une lointaine parentalité sonore, mais quand il se rapproche davantage, le malentendement reprend ses droits. Ce n’était en fait qu’un écho évanoui dans la distance qui sépare la Côte d’Ivoire du Togo.

1. Par la formule « Les Caraïbes n’ont pas disparu, ils ont désapparu », Édouard Glissant conjure l’absence des peuples caraïbes, en établissant une différence entre l’effacement de la disparition et les vestiges, voire les présences invisibles qu’une désapparition laisse dans son sillage.

2. Claude Hagège, Halte à la mort des langues, Odile Jacob, Paris, 2000, pp. 343-346. ; Claude Hagège, Dictionnaire amoureux des langues, Plon-Odile Jacob, Paris, 2009.

Créoliser le québécois – Réflexions sur la langue, l’identité et le rapaillement

Créoliser le québécois – Réflexions sur la langue, l’identité et le rapaillement

Éditions Somme toute, mars 2022

136 pages

Qui est Radjoul Mouhamadou ?

Radjoul Mouhamadou est né au Togo. Anciennement journaliste politique, ce sociologue de formation est arrivé au Canada en 2016. Depuis, il vit au Québec, où il poursuit une maîtrise en études internationales à l’Université Laval.