Les bombes pleuvent en plein cœur de l’Europe et le reste du monde se demande quoi faire. Des pressions politiques. Des sanctions. Des négociations. Des menaces. Et finalement, après huit ans de guerre et plus de 100 000 morts, l’OTAN décide de frapper la Serbie.

C’était en 1999. La dernière mission de combat de l’armée canadienne en Europe. Il a fallu trois mois avant qu’un semblant de paix règne au Kosovo.

C’était une première manifestation de la « responsabilité de protéger ». Ce que d’autres ont appelé le devoir d’intervention des États.

Lloyd Axworthy était alors ministre des Affaires étrangères du Canada, et un des plus marquants des 50 dernières années. Il a été un des ardents défenseurs de cette nouvelle doctrine du droit international.

Une génération plus tard, devant l’agression de l’Ukraine, l’ancien politicien, que j’ai joint par Zoom à Winnipeg, croit tout aussi fermement à ces idées. La pluie de sanctions, l’unité européenne, le ralliement de l’OTAN mais aussi du Japon, de la Corée du Sud, etc. : c’est en fait l’ordre démocratique mondial qui « se réveille » face à Vladimir Poutine, dit-il.

Mais il faut faire plus. Plus vite.

« Nous sommes trop sur la défensive, il faut repousser Poutine, nous aussi pouvons faire des ultimatums », avance l’ex-politicien.

À 82 ans, il est loin d’être à la retraite. Il demeure très impliqué dans les enjeux humanitaires, notamment en présidant le World Refugee and Migration Council, une ONG regroupant d’anciens diplomates, politiciens et experts qui tentent d’influer sur les politiques pour faire face à la crise mondiale des réfugiés.

Faut-il, comme le demande l’Ukraine, établir avec l’OTAN une zone d’exclusion aérienne ? Il ne va pas jusque-là.

La menace nucléaire corrompt tous les calculs, et il faut calibrer notre réponse, être prudent. Mais il faut aussi être créatif. Ce qui presse, c’est l’établissement par l’OTAN d’un corridor humanitaire pour évacuer les civils en sécurité. En ce moment, des enfants, des mères, des civils sont tués, c’est de ça qu’il s’agit.

Lloyd Axworthy

« Les mesures de visa sont trop restrictives en ce moment pour les Ukrainiens. Mais il y a aussi du deux poids, deux mesures : les étudiants africains en Ukraine sont aussi des réfugiés. Il y a encore des réfugiés de Syrie, du Soudan, du Honduras, etc. Eux aussi doivent être aidés. »

Quant aux sanctions, geler les avoirs des oligarques, c’est bien ; s’en emparer, c’est mieux, pense-t-il.

« Nous proposons qu’un juge puisse déterminer si les biens saisis appartiennent à une personne qui s’est enrichie grâce à des activités de corruption ; ensuite, on pourrait transmettre l’argent aux personnes ou aux pays qui ont été victimes de ces actes. »

La sénatrice Ratna Omidvar, aussi membre du Conseil, a déposé le projet de loi S-217, qui comporte neuf articles, et qui pourrait être adopté rapidement... avant de se rendre aux Communes.

C’est sans le moindre enthousiasme qu’un midi de 1957, Lloyd Axworthy s’était rendu avec des élèves de sa classe d’histoire au secondaire écouter la conférence d’un type un peu ennuyant. Pas le choix : c’était un travail obligatoire qui comptait pour 20 % de la session.

Le conférencier s’appelait Lester B. Pearson, un diplomate qui venait de remporter le Nobel de la paix pour sa contribution au règlement de la crise du canal de Suez – à la création des premières forces de maintien de la paix.

« Il nous a parlé du rôle que le Canada peut jouer dans le monde, avec son faible pouvoir militaire. Et du fait que justement, ça nous permet de faire ce que d’autres ne peuvent pas faire. J’ai commencé à réfléchir à ça... »

Après des études à Winnipeg, le jeune Axworthy est allé faire un doctorat en sciences politiques à Princeton. « Je voulais le faire sur le rôle des puissances moyennes dans le monde, mais les gens là-bas me disaient : “C’est quoi, ça ?” » Il a plutôt choisi les politiques d’habitation...

Pendant qu’il militait pour les droits civiques aux États-Unis, sur le campus ou à Montgomery, en Alabama, il a aussi quitté le Parti libéral quand le même Pearson, devenu premier ministre, a accepté l’installation d’armes nucléaires sur le territoire canadien. Il y est revenu rapidement, pour travailler avec son mentor, John Turner, puis comme député et ministre sous Pierre Trudeau – à l’Immigration.

Quand Jean Chrétien l’a nommé aux Affaires étrangères en 1996, toute la politique internationale était en train de se redessiner. L’URSS venait de se dissoudre. Une détente semblait s’installer avec la disparition du « rideau de fer », la réunification de l’Allemagne et l’expansion de l’Europe.

Ce qui l’a fait connaître à l’international est la Convention d’Ottawa, sur les mines antipersonnel. Les États-Unis, la Russie et la Chine ne l’ont pas signée. « Jusqu’à la dernière minute, je croyais que Clinton allait signer, mais le Pentagone y était très opposé, et il craignait une réaction adverse des militaires – qu’il essayait de convaincre d’admettre les gais dans l’armée », explique-t-il.

« D’après l’ONU, ces mines font encore de 5000 à 6000 victimes par année, mais c’était entre 20 000 et 30 000 il y a 25 ans, c’est une grande avancée », dit-il.

Il est arrivé en poste tout de suite après le génocide du Rwanda, où 800 000 personnes sont mortes devant des Casques bleus impuissants – ou plutôt empêchés d’intervenir. Puis, quand l’OTAN a finalement agi dans l’ex-Yougoslavie, en 1999, 4 millions de personnes étaient réfugiées et 100 000 étaient mortes.

C’est alors qu’est venue l’idée de mettre sur pied une commission internationale sur la « responsabilité de protéger » (Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États). Le rapport établit des critères d’intervention dans les affaires d’un pays souverain en cas de crimes par l’État ou d’atrocités. C’est une exception au principe « sacré » de la souveraineté des États. Mais tous les pays membres de l’ONU ont accepté les principes, en 2005, dans un sommet sur la prévention des génocides.

Devant les atrocités commises par un pays, le document prévoit une série de sanctions qui vont de la diplomatie à l’intervention militaire pure et simple – en « absolu dernier recours » et avec l’accord du Conseil de sécurité de l’ONU, où les États-Unis, la Russie et la Chine ont un droit de veto...

On l’a invoqué pour déloger Mouammar Kadhafi en Libye, pour intervenir en Afghanistan... en laissant derrière des pays dévastés.

« Mais est-ce que l’autre possibilité est préférable ? Faut-il laisser faire ?

Six ans après la fin de la guerre en ex-Yougoslavie, je me suis retrouvé dans un café à Pristina, au Kosovo. Il y avait là une trentaine de personnes, de toutes sortes d’horizons. J’ai demandé à un politicien si l’intervention militaire avait aidé. Ce que ça avait changé. Il m’a dit : “Si ce n’était pas arrivé, la moitié des gens que vous voyez ici ne seraient pas là aujourd’hui.”

Lloyd Axworthy

« Le Kenya n’a peut-être pas le meilleur gouvernement au monde, mais parce que Kofi Annan [au nom de l’Union africaine] est intervenu, on a évité un conflit majeur. »

Les tribunaux pénaux internationaux n’ont pas tous été un succès. La Cour pénale internationale n’a que trois condamnations à son actif en 20 ans.

« Mais le principe de la responsabilité pénale des dirigeants politiques est établi. L’idée est de tenir les dirigeants personnellement responsables, au lieu de garder ça au niveau des relations entre États, où la responsabilité personnelle est diluée.

« Les responsables, politiciens ou généraux, vont vivre avec cette étiquette de criminels de guerre. Et c’est à nous de faire en sorte que cette justice soit vivante. Trump ne croyait pas à la règle de droit international ; on a vu la montée de plusieurs tendances dictatoriales ; mais on assiste aujourd’hui à un grand réveil, devant le défi que Poutine pose aux valeurs démocratiques. Ce qui arrive en Ukraine est une régression catastrophique.

« Poutine devrait être traduit en justice. »

Vous croyez vraiment qu’il le sera ?

« C’est mon vœu et c’est mon espoir », dit cet idéaliste irréformable.

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : cappuccino.

Mon dimanche idéal : une marche avec (sa femme québécoise) Denise (Simard) suivie des mots croisés du New York Times.

Dernière fois que j’ai pleuré : vendredi dernier, quand mon ami et compagnon de golf Bill Balan est mort.

Mon voyage de rêve : un voyage d’agrément au pays de mes ancêtres, le pays de Galles.

Ma devise : « Ring the bells that still can ring, forget your perfect offering » (Leonard Cohen).

Les qualités que je recherche chez les autres : gentillesse et compassion.

Qui est Lloyd Axworthy

Né en 1939 à North Battleford en Saskatchewan, Lloyd Axworthy a enseigné l’urbanisme à Winnipeg avant de devenir député provincial. Élu en 1979 à la Chambre des communes, il fut, de 1980 à 1984, le seul député libéral à l’ouest de l’Ontario. Il a occupé diverses fonctions dans les cabinets Trudeau et Chrétien, et a terminé sa carrière politique comme ministre des Affaires étrangères, en 2000. Il s’est fait remarquer pour avoir mené à terme la Convention sur les mines antipersonnel et son plaidoyer pour la « responsabilité de protéger ». Après sa retraite politique, il a été président de l’Université de Winnipeg, de 2004 à 2014. Depuis, il est impliqué dans diverses organisations s’intéressant aux réfugiés et au droit international.