Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Alexis Martin.

Je crois qu’il y a très peu de comédiens qui ne se sont jamais demandé avant d’entrer en scène : « Mais qu’est-ce que je fais ici ? » ou, pour le dire en termes plus classiques : Qu’allait-il faire dans cette galère ? Dans la coulisse, j’entends les échos de la ville : un camion de livraison recule dans la ruelle derrière le théâtre ; des cols blancs sortent du bureau en parlant de la journée passée ; la sirène d’une ambulance déchire le tissu du soir naissant. Et moi… ? Je suis là, dans un costume déchiré de mendiant beckettien, ou suspendu au plafond de la salle, habillé en ptérodactyle ; ou encore en livrée de fou shakespearien. Mais qu’est-ce que je fais là, dans cette coulisse noire, alors que le monde dehors semble poursuivre son bonhomme de chemin, bien arrimé à ses objectifs utiles ?

Un énorme doute pèsera toujours sur nous, parce que le théâtre est une activité éminemment suspecte. Parlez-en au comédien déguisé en ptérodactyle et suspendu au plafond. Une activité qui flirte avec l’inutile… Elle ne doit pas revendiquer une contribution décisive au PIB ou à je ne sais quel indice qu’on voudrait lui appliquer.

Toute cette tentative de réhabilitation comptable qui entoure cet art fragile, qui vise à l’affubler de statistiques comme celles de la fréquentation des restaurants ou de la vente de pneus de rechange, manque lamentablement le cœur de l’affaire.

On fait précisément du théâtre parce que c’est inutile.

Je me moque un peu des vertus pédagogiques (bien qu’il y en ait !) comme des bilans comptables positifs. Ce qui m’intéresse, c’est la possibilité du jeu, cette idée qu’on puisse, très sérieusement, de façon méthodique, organisée, délibérée… renouer avec le jeu. Celui de l’enfance. Celui de l’art. Ce va-et-vient qui est le jeu, un jeu qu’on prend à cœur : le spectateur et le comédien échangent constamment des signes pour mesurer si le jeu est pris au sérieux. Ça se fait de façon imperceptible, ou par de grands éclats de rire, ou des soupirs feutrés.

Oui, c’est un jeu sérieux : les buts ordinaires de la vie sont suspendus le temps de la représentation, mais d’autres buts s’imposent bientôt : il s’agit d’y croire et de s’y perdre. Ce qui est particulier au théâtre, c’est que c’est le spectateur qui devient le premier joueur.

Si, comme comédien, je finis par m’absorber dans le jeu, par me couler dans la fiction qui se déroule sur scène, je gagne mon pari seulement quand ça devient sans effort, quand ça devient vraiment un jeu. Un jeu fluide, si je sens que les spectateurs s’y perdent avec moi ; un jeu qui peine à trouver ses marques si je ne sens pas la salle respirer avec moi.

La représentation est un jeu qui se donne en spectacle, qui a ses propres buts, ses propres conventions. Mais elle n’en est pas pour autant coupée du monde. Au contraire ! ce jeu est tout sauf innocent, il plonge au cœur de mon existence : il m’est arrivé souvent sur scène de sentir soudainement que moi et le spectateur étions en train de « créer » ensemble une parole parallèle au texte de la pièce. Une parole qui dit : nous jouons tous des rôles, nous sommes tous des personnages, la vie elle-même est une scène, et la représentation de théâtre en est l’aveu… Autrement dit, la vie est une représentation plus ou moins bien réglée, c’est une illusion trompeuse de penser qu’il y a une séparation entre réalité et représentation.

Le théâtre dit : ne sommes-nous pas, toujours, déjà, en représentation ?

Le but de ce jeu étrange : faire sentir dans nos chairs que nous jouons tous des rôles qui nous ont été attribués selon des règles et des conventions qui nous échappent en bonne partie.

Peut-être que le tremblement des soirs de première qui saisit les acteurs et actrices de théâtre, au-delà du désir de bien faire, de refléter adéquatement le travail de répétition… est un vertige devant le jeu nu ; je veux dire, pendant l’heure de la représentation, est affirmé que la vie, à l’instar de la représentation, est un jeu. La vie « utile » du commerce ordinaire rencontre soudainement, le temps d’un spectacle, son Autre. Son double qui a les yeux rivés aux étoiles qui brillent en pure perte…

Et le spectateur qui se croit unique, si authentique dans la poursuite de ses buts, de son accomplissement personnel, est mis devant la possibilité qu’il est peut-être lui-même un personnage dans cette grande comédie… Et quand la pièce joue bien ses cartes, le spectateur peut sortir ensuite au grand air et se demander : « Qui est mon metteur en scène ? Pourquoi on m’a donné ce rôle ? Je ne me souviens pas d’avoir appris toutes ces répliques… Quel est le titre de cette pièce dans laquelle je vis depuis si longtemps ? »