J’ai passé une grande partie de ma vie dans des coulisses de théâtre. C’est le métier : attendre son entrée en scène. Regarder les camarades filer leur charade, et puis, au moment dit, entrer dans la ronde. Drôle de lieu, la coulisse : un technicien syndiqué en jeans et chemise noirs y côtoie une aubergiste du XVIIIe, ou un junkie du XXIe. La coulisse du théâtre, c’est celle où glisse le temps ; où le temps peut jouer, parce qu’il y a du jeu, de l’espace, du « lousse »…

Le temps passé dans la coulisse se rapproche de l’expérience que je fais des fêtes qui reviennent, qui sont comme des plis dans l’année : Noël, ce dimanche, ou l’anniversaire d’une telle ou d’un tel. Il y a dans la coulisse une certaine appréhension, heureuse ou moins heureuse, qui ressemble à l’approche des Fêtes. Je me suis souvent demandé pourquoi la fête de Noël, par exemple, était la cause d’une certaine anxiété. Peut-être que cette fête, même délestée de son contenu culturel, convoque encore un « autre temps ». Un temps qui échappe à celui, interminable, du travail, du commerce, du fil ordinaire de nos vies ; un temps suspendu où quelque chose coince tout à coup. Il doit y avoir quelque chose dehors, là, côté jardin, qui nous rappelle que cette vie est un miracle incompréhensible, plombé de hasards ; que le reste de l’année en représente la diversion. Autrement dit, ça a commencé et ça va… finir ? Quand vous découvrez soudainement que vous n’êtes plus un adolescent, parce que les neveux et nièces le sont devenus ; que les nièces sont des mères à leur tour et que les ancêtres sont morts ; que ces dates qui reviennent sont en fait des seuils, des débuts et des fins d’actes, la nature tragique de la vie se révèle soudain, entre deux publicités de Célébration Loto-Québec.

Il y a dans le ralentissement du jour férié, du dimanche, d’un matin de Noël, un noyau de silence. Et je le touche du doigt dans ces rendez-vous « rituels ». C’est ce que donne à entendre, paradoxalement, la représentation de théâtre : les calculs habituels qui distribuent notre temps sont suspendus (si le show est bon !) ; il y a un temps autonome du théâtre qui fait apparaître, justement, la nature fuyante… du temps. Le théâtre et son dispositif sont bourrés de conventions, d’habitudes, de superstitions, certaines issues d’une tradition lointaine, d’autres plus récentes, ou propres à certains types de théâtre. Toutes semblent appeler la venue d’un temps affranchi du temps ordinaire, comme s’il fallait marcher sur la pointe des pieds pour ne pas l’effrayer. Le silence tendu des coulisses, celui consenti de la salle. Même dans ses formes les plus tonitruantes, éclatées, brutales, le théâtre suscite cette attente délicate, comme si un chat sauvage pouvait tourner le coin du décor, surgir de sous les gradins soudainement : un temps à la fois inédit, étonnant… mais qui arrive à précisément huit heures du soir.

Comme les fêtes, le théâtre est fille de la répétition. Entre autres pratiques vaguement rituelles, il y a tout ce texte appris par cœur, et révisé de façon obsessive par des acteurs hantés par le trou noir. Le texte 100 fois répété devient comme un sentier de planches dans le sol instable de la mémoire. Si ardu que ça soit de se remémorer les mots, tous les mots (et j’ai sacré beaucoup en apprenant mes partitions !), le texte devient, à l’usage, un paysage choisi qu’on retrouve avec toujours plus de nuances ; une maison dans sa mémoire pour habiter le monde. Curieusement, l’apprentissage par cœur était mal vu quand j’étais jeune étudiant ; c’était considéré comme une faiblesse de la pédagogie, une pédagogie désuète. Comme comédien, je n’ai pas eu le choix de m’enfoncer dans ce travail fastidieux, apprendre par cœur des centaines de pages à la fois. J’ai trouvé là une autre façon de comprendre le monde ; une compréhension plus intensive qu’extensive : c’est-à-dire, rendre le monde familier en le fixant (enfin !) pour un temps dans le cœur et la mémoire.

Rien de magique là-dedans, tout le monde peut en faire l’expérience : apprendre un texte par cœur, un poème par exemple, c’est changer son rapport au temps, s’unir à lui, ne serait-ce qu’un moment. Deux-trois vers avant de se coucher, c’est une prescription accessible.

Les lendemains de fête, je me surprends à remâcher de vieilles répliques apprises il y a des années. Dans ces dimanches trop lents où le temps du commerce semble hors d’haleine, il reste encore des noyaux de silence où on peut demander avec Vladimir :

« Est-ce que j’ai dormi, pendant que les autres souffraient ? Est-ce que je dors en ce moment ? » 1

1. En attendant Godot, S. Beckett, Éd. De Minuit, Paris, 1952.