Le Canada est un pays divisé… mais à quel point ? Et surtout, comment expliquer et interpréter ce phénomène ? Ce livre brosse un portrait contemporain des tensions à l’œuvre au sein de la fédération canadienne.

Le Canada est un pays divisé. Or, a-t-il pour vocation de surpasser ses divisions au point de les sublimer par l’horizon d’un unique demos ? Ou aspire-t-il plutôt, comme d’autres démocraties fédérales qui sont traversées par une diversité nationale et régionale profonde, à exister malgré les divisions qui le caractérisent ?

À l’aide de données de sondage originales, notre livre montre que la vaste majorité des Canadiens s’accorde pour identifier plusieurs problèmes structurels importants dans le fonctionnement du fédéralisme canadien. Il fait aussi ressortir que tous ne s’entendent pas sur les causes ayant conduit à ces problèmes, ni sur les dynamiques qui les alimentent, ni sur les avenues qui seraient à privilégier pour les aménager de manière constructive.

Dès lors, quatre principales avenues sont envisageables. Selon nous, les deux premières sont à éviter, la troisième rencontre une opposition considérable, tandis que la quatrième nous apparaît comme la modalité institutionnelle et organisationnelle la plus réaliste pour aménager les tensions de manière constructive.

La tentation unitaire

La première option est celle de la centralisation institutionnelle et de la tentation unitaire. Suivant cette lecture, l’idée consiste à aplanir au maximum la valeur des foyers culturels et identitaires en fonction desquels de nombreuses divisions au Canada ont pris forme. Il s’agit d’une « solution » pour régler une fois pour toutes le phénomène de la division, bien davantage que d’une feuille de route à suivre pour aménager les conflits qui se dessinent. Si cette entreprise a le potentiel de fonctionner – si tant est qu’il faille coûte que coûte la mettre en œuvre –, elle demeure très risquée. Même si l’on tente de faire disparaître ces foyers culturels et identitaires au moyen de politiques centralisatrices, l’histoire récente montre que des collectivités minoritaires peuvent continuer à alimenter une mémoire et une identité spécifiques malgré l’absence d’institutions politiques formelles. Le potentiel d’échec de cette première entreprise est donc significatif ; ses promoteurs doivent en être conscients.

Le statu quo

La deuxième voie qu’il est possible d’envisager est celle du statu quo. Cette avenue a l’avantage d’être la moins coûteuse pour les autorités publiques. Pour autant, elle annonce un gouffre duquel le Canada ne pourrait peut-être pas s’extirper : il ressort très clairement de notre analyse que l’incapacité du fédéralisme canadien à se renouveler depuis l’échec des rondes constitutionnelles de Meech (1987-1990) et de Charlottetown (1992) a fragilisé la pérennité de ses fondements.

Formulé autrement, le statu quo ne fait pas aimer davantage le fédéralisme canadien.

Au Québec, lorsqu’on s’intéresse aux plus jeunes générations de francophones, on observe que celles et ceux qui étaient encore des enfants au moment du référendum de 1995 sur l’indépendance du Québec sont aujourd’hui plus nombreux à se dire souverainistes que fédéralistes, et ce, malgré l’hibernation relative du mouvement indépendantiste. Rien ne laisse croire non plus que le sentiment d’aliénation des provinces de l’Ouest canadien disparaîtrait comme par magie si aucune réforme institutionnelle significative n’est mise en œuvre. Dès lors, le statu quo a le potentiel d’exacerber les tensions au Canada, bien davantage qu’il peut les aménager de manière constructive.

L’éclatement

La troisième avenue est celle de l’éclatement de la fédération canadienne et l’émergence de nouveaux projets politiques et démocratiques souverains en Amérique du Nord. Puisque les sociétés et les structures politiques dans le monde ont grandement évolué au cours des quelques siècles qui viennent de passer, il n’y a aucune bonne raison de croire que la démocratie canadienne – comme nous la connaissons aujourd’hui – est là pour durer éternellement. Nous n’avons pas davantage de bonne raison de douter qu’au XXIsiècle, de saines démocraties pluralistes puissent émerger de mouvements sécessionnistes.

Si les divisions au Canada ne cessent de croître, et si les citoyens des provinces et territoires ne parviennent pas à trouver de nouveaux terrains d’entente pour asseoir des schèmes de coopération renouvelés et équitables aux yeux de tous, l’option pour des provinces, des régions et même des communautés autochtones de faire sécession de la fédération canadienne sera d’autant plus envisageable. Éventuellement, cela pourrait donner lieu à un nouvel espace de coopération politique supranational, où diverses entités souveraines pourraient entrer en relation les unes avec les autres sur une base proprement confédérale. À moyen et à long terme, et bien qu’il faille inévitablement tenir compte des intérêts et de la puissance des États-Unis dans cette équation, cette avenue pourrait donner naissance à un espace politique tout autre pour l’Amérique du Nord.

Le fédéralisme asymétrique

Enfin, la quatrième avenue possible, et celle qui nous semble la plus réaliste pour le Canada en particulier, mais aussi comme modèle duquel s’inspirer pour les autres démocraties multinationales, correspond au fédéralisme asymétrique. En bref, l’asymétrie institutionnelle rappelle aux partenaires de la fédération que s’ils évoluent effectivement au sein d’un même environnement sociopolitique, ils y participent néanmoins de manière singulière.

Dès lors, il s’agit de préciser que tous les partenaires ne devraient pas être associés au système politique canadien exactement de la même manière ; qu’il importe de tenir compte des caractéristiques de chacun et d’habiliter politiquement et constitutionnellement les divers « peuples » que le Canada fédère en son sein.

Suivant cette philosophie, l’égalité doit être réalisée à travers le prisme de l’équité : les sociétés distinctes québécoise, autochtones, acadienne, terre-neuvienne, les minorités francophones et anglophones, et aussi plus largement les régions canadiennes doivent être considérées comme légitimes d’exiger des arrangements institutionnels différenciés leur permettant respectivement de s’émanciper et de consolider ce qui fait d’elles des collectivités politiques originales, mues par des intérêts particuliers. Le principe de la stricte égalité des provinces, aveugle aux différences régionales, et l’idée selon laquelle tous les individus doivent se présenter comme Canadiens « d’abord et avant tout », semble précisément avoir alimenté de nombreuses divisions au pays.

Bien que les Canadiens ne témoignent pas actuellement d’un grand appétit pour le fédéralisme asymétrique, nous sommes d’avis qu’il s’agit là de la modalité institutionnelle la moins coûteuse pour gérer de manière équitable et durable le paysage sociopolitique au Canada ; quitte à envisager dès lors la possibilité que de nouveaux États indépendants soient créés en cas d’échec ou d’impasse fondamentale.

Qui sont Evelyne Brie et Félix Mathieu ?

Evelyne Brie est doctorante au département de science politique à l’Université de Pennsylvanie et chercheuse associée au City Lab Berlin et à la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes. Elle est spécialiste des méthodes statistiques et ses recherches portent sur l’opinion publique et le comportement électoral.

Félix Mathieu est professeur adjoint au département de science politique de l’Université de Winnipeg et chercheur associé à la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes. Ses travaux portent principalement sur l’aménagement de la diversité nationale et ethnoculturelle dans les démocraties libérales.

Un pays divisé : identité, fédéralisme et régionalisme au Canada

Un pays divisé : identité, fédéralisme et régionalisme au Canada

Presses de l’Université Laval, collection Diversité et démocratie, septembre 2021

204 pages