Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, quatre artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Kim Thúy.

Il y a quelques semaines, au retour d’un bref congé aux Îles-de-la-Madeleine où les vents nous démêlent, nous secouent et bavardent avec nous, j’ai soudainement ressenti de nouveaux blancs apparaître dans ma tête.

J’ai plus de difficulté à trouver le mot juste pour identifier mes émotions, dont celle face à l’image de cette jeune fille myanmaraise qui a demandé à son père de nouer un ruban autour de son poignet, ruban sur lequel elle avait indiqué son groupe sanguin. Elle est descendue ainsi dans la rue pour demander à la junte militaire qui a repris subitement le pouvoir en Birmanie de respecter les résultats des élections. Elle était une parmi des milliers de gens qui espéraient que leur présence pourrait refaire leur monde. Son père l’a soutenue afin que tous les avenirs restent possibles.

Chaque citoyen a réagi à sa manière. Les professeurs et fonctionnaires ont déclenché des grèves alors que les citoyens ont frappé tous les soirs leurs casseroles pour chasser les mauvais esprits. Au lendemain des marches aux trois doigts levés comme dans Hunger Games, les manifestants pouvaient retrouver leurs téléphones, babouches et effets personnels perdus dans leur course, ramassés par des samaritains, placés de façon ordonnée sur des draps étendus par terre. Les uns offraient de l’eau, les autres, des abris.

La force de cette solidarité a attiré les matraques, les arrestations, les balles, dont une qui avait tué la jeune fille au ruban, celle qui se croyait protégée par son t-shirt « everything will be ok ».

Qu’aurais-je fait en tant que mère ? L’aurais-je enfermée à clé dans sa chambre ? L’aurais-je forcée à s’exiler, à marcher jusqu’à un nouvel horizon, une nouvelle frontière ? Cette dernière question m’a rappelé que je ne connaissais pas les pays limitrophes de la Birmanie pour planifier une fuite imaginaire pour elle.

Au même moment, je devais me préparer pour une rencontre avec Édith Blais qui a été prise en otage au Sahara pendant 450 jours. De même, je ne pouvais pas trouver immédiatement sur la carte le Mali, le Burkina Faso, le Bénin.

C’est ainsi que je me suis disciplinée à apprendre les 197 pays créés par les humains, à voir comment nous avons fragmenté ces continents en dessinant et redessinant des lignes qui forment des frontières, des séparations, des anti-horizons.

Afin de faciliter l’apprentissage, je les divise à mon tour en catégories : les pays en guerre, l’ancien bloc soviétique, les alliés de la Seconde Guerre mondiale, les pays aux régimes fiscaux généreux, les pays silencieux, les pays heureux…

Le site que j’ai trouvé pour cet exercice nous alloue 15 minutes pour écrire les 197 noms. Heureusement, mes 10 doigts tapent aussi rapidement que mes associations d’idées : l’île Maurice, c’est l’amie de première secondaire qui parlait mieux le français que les élèves vietnamiens nouvellement immigrants ; la Côte d’Ivoire, mon agente de presse parisienne qui m’a introduite à la glace au persil ; le Niger, un voisin peut-être espion rencontré dans un avion ; le Timor-Leste, une camarade de classe dans le cours de chinois à l’université ; la Roumanie, un prince qui a vécu à Laval pendant son exil ; la Turquie, le marchand de sous-vêtements ; la Pologne, mon éditrice qui incarne la femme que j’aimerais être ; le Botswana, l’homme d’affaires écossais qui a vécu son enfance au Zimbabwe ; l’Estonie, la professeure qui a dormi pendant deux ans à côté de sa mère et leurs valises, prêtes à être expulsées ou exécutées par le nouveau régime en place ; l’Ukraine, le journaliste tué au milieu de la nuit au moment même où je quittais Kiev pour l’aéroport ; la Serbie, mon éditeur qui ressemble à l’acteur Omar Sharif ; la Malaisie, mon camp de réfugiés ; le Japon, la dame âgée qui a lissé mes épaules pour les rendre moins visibles sous mon kimono ; Monaco, la princesse Caroline qui nous a reçus, les 10 écrivains, à trois reprises en 48 heures ; l’Argentine, la prof de tango qui a enseigné à mes parents à écouter avec les pieds…

Je répète cet exercice au moins une fois par jour pour bien tracer la carte du monde dans ma mémoire, pour savoir rapidement que l’Algérie qui vient de couper les relations diplomatiques avec le Maroc se trouve à côté de ce dernier, qu’ils sont deux voisins immédiats qui ont perdu le goût de s’écouter. À force de refaire l’exercice, je peux taper en une seconde Bosnie-Herzégovine, Turkménistan, Azerbaïdjan, Kirghizstan, Ouzbékistan.

Par contre, depuis quelques jours, mes doigts se figent devant l’Afghanistan à cause des images d’hélicoptères qui ressemblent trop à ceux dans le ciel du Viêtnam de 1975, mais surtout, à cause de l’absence des femmes dans ces foules. Elles n’ont même pas tenté de s’enfuir tout comme Zarifa Ghafari, la première mairesse afghane qui a annoncé qu’elle attendait sa mort.

Mon cousin américain a été déployé en Afghanistan après le 11-Septembre, à cause du 11 septembre 2001. Vingt ans plus tard, je devrais cesser de taper le mot « Afghanistan » sur mon clavier. Qui sait, peut-être que le cliquetis des touches déclencherait un autre début d’un autre malheur. Or, si j’évitais de nommer les foudres et les revers, j’échouerais au test de la carte du monde.