Jan Kounen et Frédéric Beigbeder s’entendent comme larrons en foire. Pas étonnant de les retrouver au même générique. Le premier comme réalisateur de 99 F; le second, à titre d’auteur du roman éponyme dont l’adaptation sort sur les écrans québécois ce week-end.

Réunis dans un hôtel parisien, en janvier dernier, à l’occasion d’une rencontre avec une poignée de journalistes étrangers, Kounen et Beigbeder multiplient les blagues, les mots d’esprit et les allusions à double sens. De toute évidence, ces deux-là sont faits pour s’entendre.

Arrivé en retard à la rencontre, Beigbeder s’asseoit avant de faire la bise sur le crâne chauve de Kounen. «Arrêtez d’écouter ce ringard…»

«Comment j’ai trouvé l’adaptation? Nulle à chier»... lance l’écrivain, dont la réputation d’iconoclaste et de provocateur n’est plus à faire. «Jan a réussi un chef-d’œuvre pour un livre réputé inadaptable, un livre qui a révolutionné la littérature…»

Sur un ton plus sérieux, Beigbeder lève son chapeau à son pote. «Ma grande crainte était de voir un film édulcoré, gentil, une sorte de comédie familiale. Mais ça reste brutal, avec un propos subversif. Je ne connais pas beaucoup de films français qui se permettent ça. Le pari n’était pas évident.»

Pour l’auteur de L’amour dure trois ans et Windows of the World, un réalisateur n’est pas tenu de coller parfaitement au roman qu’il veut adapter. Le contraire est même salutaire, croit-il. «C’est important de trahir le livre, car le cinéma est un autre langage. Il était également important qu’un artiste libre s’en empare. Le film est totalement cohérent avec le reste de l’œuvre de Jan, car il cherche d’autres mon-des, d’autres ailleurs. Il est allé le plus loin qu’il pouvait. 99F est un film de Kounen. Il m’a beaucoup désobéi.»

Sur le terrain de la manipulation

Révélé en 1997 par Dobermann, Kounen avoue que l’adaptation de 99F — une satire déjantée du monde de la publicité — ne lui est pas apparue claire au départ. «Je ne savais pas trop comment prendre le livre, avoue-t-il. J’avais le sentiment d’être face à un mur. Je suis retourné au livre qui est plus sombre que le scénario. J’ai modifié certaines choses, la fin par exemple. Il s’agissait de traduire l’essence du roman et ce qu’il provoquait en moi. Toute cette noirceur sur la société de consommation, ça ne me disait rien, sinon je n’aurais pas fait le film. J’ai plaqué une autre couche. Le reste était une question de couleurs et de ton.

«J’ai voulu un film qui adopte un langage visuel aussi fort que celui de la publicité, quelque chose qui marque l’esprit», enchaîne le cinéaste de 44 ans d’origine néerlandaise. «Puisque la pub est une forme de manipulation, on a vou-lu combattre sur le même terrain. On manipule pour montrer la force de la manipulation. C’est une façon de démonter sa mécanique. Il est important de comprendre quels intérêts se cachent derrière tout cela.»

Dujardin : l’arrogant imbécile

Le choix de Dujardin pour incarner le fielleux Octave s’est imposé d’emblée pour le réalisateur, mê-me s’il a eu peur qu’il «freine afin de faire quelque chose de plus rond». Pour son plus grand bonheur, l’acteur a sauté à pieds joints dans l’univers de 99F. «Il a fait d’Octave un personnage monolithique qu’on déteste entièrement. Jean est l’acteur français qui incarne le mieux les crétins et les arrogants imbéciles…»

Avec sa descente en flammes de la publicité, 99F a été un projet difficile à mener à terme. Aucune chaîne de télé n’a voulu collaborer au financement. Malgré tout, le film a fait 1,3 million d’entrées en France. «Tellement de télés avaient peur de ce sujet. On craignait de perdre des annonceurs, explique Kounen. Un patron de chaîne m’a même dit : “Nous, on ne travaille pas pour les téléspectateurs, mais pour les annonceurs.” Ça laisse songeur ce genre de truc…»

Issu lui-même, comme plusieurs de ses collègues réalisateurs, du monde de la publicité (il continue d’ailleurs à en faire), Kounen ne trouve pas nécessairement con-tradictoire de tourner un film dénonciateur comme 99F. Beigbeder croit même qu’il y a un avantage. «Jan est quelqu’un qui con-naît le monde de la publicité. Sinon, on risquait de donner dans la caricature, de donner une image irréaliste du milieu.»

Pour l’avoir connu de l’intérieur, Kounen estime que ce qui est décrit dans le film n’est pas toujours exagéré. «J’en ai vus des gens passer des heures à parler du choix d’une couleur verte. On peut en passer du temps à éclairer un pot de yogourt. Tout le monde est là, à regarder… C’est surréaliste.»

Une entreprise de malade

99F a été accueilli avec une brique et un fanal par certains critiques français. Libération a traité le film de «tas d’excréments faits par deux drogués», se souvient Beigbeder, qui n’a jamais reculé devant une bonne controverse. Le romancier n’a jamais vraiment songé à faire lui-même l’adaptation de son roman. Les querelles n’en auraient sans doute été que plus virulentes.

«Réaliser demande une force de caractère et un courage que je n’ai pas. Je préfère rester chez moi à écrire des bouquins et ou encore sortir… (rires). Prenez Michel Houellbecq qui vient de faire l’adaptation de son livre La possibilité d’une île. C’est une entreprise de malade. Vaut mieux confier ça à un génie…»

Ceci étant dit, Beigbeder ne compte pas pousser plus loin sa carrière d’acteur. Il apparaît brièvement à trois reprises, dans 99F, en guise de clins d’œil. «J’ai l’ambition secrète de devenir un acteur bankable, lance-t-il avec ironie. Écrivain, c’est un métier fini. Quelle femme a envie de coucher avec un écrivain? Aucune.»

Le romancier préfère continuer à faire ce qu’il connaît le mieux, écrire pour provoquer, au risque de passer pour quelqu’un de déséquilibré. «C’est débile ce que je vais dire, mais un artiste ne peut pas être quelqu’un de normal. Si j’étais bien dans ma tête, je n’aurais rien à raconter...»