Pour son quatrième long métrage, Guy Édoin est retourné chez lui, dans sa propre ferme familiale, afin d’évoquer une histoire où les notions de territoire et de frontière sont explorées sous toutes leurs formes, tant physique que mentale. Mettant en vedette Pascale Bussières, Micheline Lanctôt, Christine Beaulieu et Marilyn Castonguay, Frontières frôle aussi le film de genre. Entretien avec un cinéaste cinéphile.

Q : En regardant Frontières, on a un peu l’impression de retourner dans l’environnement de Marécages, votre premier long métrage. Avez-vous le sentiment d’effectuer un retour aux sources avec ce nouveau film ?

R : Après Ville-Marie et Malek, j’ai vraiment eu le goût de revenir tourner chez nous. Cette envie a d’ailleurs coïncidé avec mon propre retour à la terre. Nous avons tourné dans ma maison, ainsi que dans celle de mes parents et celle de ma sœur, situées non loin. Il s’est passé plein d’affaires dans cette maison-là, que la famille possède depuis 190 ans. Elle n’est pas hantée, mais il est certain qu’elle reste imprégnée de l’énergie des gens qui y ont vécu. On ne peut pas chasser de ces lieux près de 200 ans d’histoire. Là est d’ailleurs le point de départ de mon scénario.

Q : Il y a parfois dans Frontières des éléments qui relèvent presque du vocabulaire des films d’épouvante. Comment avez-vous trouvé le bon dosage pour insérer ce genre de ponctuation dans un contexte néanmoins réaliste ?

R : Un film en cache parfois un autre. Dans ce cas-ci, le drame psychologique cache le thriller. De tous mes scénarios, celui de Frontières a été le plus ardu à écrire. Il me fallait huiler cette mécanique pour qu’elle fonctionne et qu’elle puisse tenir la route, même pour les spectateurs qui voudront regarder le film une deuxième fois. Quand le tournage a été fini, j’ai dû laisser Frontières de côté pendant deux mois pour aller réaliser des épisodes de la série Cerebrum. Quand je suis revenu, mon regard sur ce qui avait été fait – le monteur Richard Comeau a fait un travail exceptionnel – était hyper frais et j’ai pu prendre une certaine distance. Les choix étaient plus faciles à faire, on dirait !

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Marilyn Castonguay, Christine Beaulieu, Micheline Lanctôt et Pascale Bussières sont les têtes d’affiche de Frontières.

Q : Frontières raconte l’histoire d’une femme vivant dans une ferme, qui se sent constamment menacée depuis qu’un accident tragique est survenu dans sa vie. Pascale Bussières, qui a tourné avec vous pour la troisième fois, dit que vous écrivez extraordinairement pour les femmes. Il est vrai que vos films mettent principalement en scène des personnages féminins, particulièrement celui-ci. C’est une volonté très affirmée chez vous ?

R : L’histoire du cinéma nous a déjà abondamment abreuvés de films où les femmes sont les faire-valoir des hommes. J’avais envie d’explorer l’idée de la sororité et de construire une famille au féminin, qui va de la petite-fille à l’arrière-grand-mère. Des femmes qui se prennent en main, qui, comme celles que je connais, s’aiment rough. Elles existent réellement. Je les croise au supermarché. J’aime les femmes fortes, assez badass. J’ai eu envie d’écrire une histoire où les femmes se soutiennent et où les hommes sont en périphérie, ce qui a quand même demandé une certaine humilité aux acteurs qui jouent ces rôles. Et puis, je suis un grand fan de Pedro Almodóvar !

Q : Les héroïnes de Frontières sont par ailleurs des femmes de terre qui ont visiblement l’habitude de manier des armes pour aller chasser ou défendre leur territoire. Cet aspect de la vie rurale, où la vie et la mort se côtoient constamment, est particulièrement bien rendu. Comment vous y êtes-vous pris ?

R : Comme je suis né dans ce milieu, voir un fusil qui traîne sur un congélateur, ça ne m’émeut pas du tout. Dans une ferme, la mort est partout. Ce côté terrien m’habite beaucoup. Pascale [Bussières] et Micheline [Lanctôt] habitent aussi à la campagne la majeure partie du temps. Christine [Beaulieu] a ça naturellement en elle, Marilyn [Castonguay] aussi.

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Pascale Bussières et Mégane Proulx jouent mère et fille dans Frontières, de Guy Édoin.

Q : On sent aussi votre récit nourri d’anecdotes réellement survenues, ne serait-ce que cette histoire d’évadés américains qui met tout le monde sur le qui-vive parce qu’on pense qu’ils ont pu traverser la frontière, située à quelques kilomètres à peine…

R : Depuis des années, je garde en banque toute une collection de choses qui sont réellement arrivées chez nous. Quelqu’un est déjà venu cogner en pleine nuit, une vache s’est vraiment fait dépecer, et puis, oui, ces évadés américains en cavale ont existé. Pour nourrir la paranoïa de Diane [le personnage que joue Pascale Bussières] et la rendre crédible, il m’a fallu trouver des menaces de toute nature. L’histoire du chevreuil abattu par des chasseurs ignorants sur le terrain de Diane au début est véridique ; ma mère a vécu la même chose. C’est comme une violation de territoire.

Q : Est-ce un sentiment étrange de tourner un long métrage dans sa propre maison et dans celles de ses proches ?

R : Très vite, ces lieux deviennent des décors de cinéma et on doit aller vivre ailleurs. J’ai écrit le scénario en gardant en tête toutes les particularités des trois maisons. Retrouver ça en location est impossible. Ma plus grande hantise était de répéter des plans que j’ai déjà faits dans d’autres films. Pendant les deux ans de pandémie, j’ai aussi eu le temps de faire des recherches à la ferme. Chaque arbre a été répertorié et chaque séquence a été assignée à une partie spécifique de la forêt !

Frontières est à l’affiche.