Pascale Bussières avait 25 ans lorsqu'elle a été révélée au grand public dans le rôle titre de la télésérie Blanche, la suite des Filles de Caleb, en 1993. L'actrice s'est vite imposée au cinéma comme la jeune actrice incontournable des années 90, notamment grâce à Un 32 août sur terre de Denis Villeneuve, Emporte-moi de Léa Pool ou encore Eldorado de Charles Binamé. Discussion avec l'égérie de la génération X.

Tu incarnes pour moi le cinéma québécois des années 90. Probablement grâce à Eldorado. C'était la première fois que j'avais l'impression de reconnaître ma réalité au grand écran...

C'était un cinéma libre...

Oui. Et urbain: la braderie du boulevard Saint-Laurent filmée caméra à l'épaule, les Foufounes électriques... J'étais dans la vingtaine. Toi aussi. C'est un film emblématique des années 90. En avais-tu conscience en le faisant?

Je sortais de Blanche, réalisé par Charles Binamé, qui était quelque chose d'extrêmement rigoureux, minutieux et inscrit dans l'histoire rurale québécoise. Avec Charles, on avait une volonté de rompre avec ça. Une volonté commune de lâcher les carcans, les manières préétablies et de se lancer dans le vide. De ne plus être dans du texte et d'inventer au fur et à mesure une façon de faire, un discours, en essayant de se coller le plus possible à la réalité qu'on vivait. Sans que ce soit un documentaire.

Le film témoignait d'une époque effervescente...

Je me souviens d'être allée à Prague peu après la chute du mur de Berlin. Sur le pont Charles, j'avais l'impression d'être en mai 68. On était en pleine révolution culturelle. Les jeunes étaient partout, dans les cafés. Ils jouaient de la guitare dans la rue. En le vivant, je sentais qu'on était en train de changer de paradigme.

Il y avait un élan de liberté. J'y suis allé aussi à cette époque, après avoir fait un cours à l'Université de Moscou. Ça se sentait.

C'est là que je l'ai senti le plus fort. Parce que ce sont des gens qui ont vécu un tel enfermement. On le sentait aussi chez nous, mais de manière plus douce. Je suis aussi allée au Festival de Berlin dans ces années-là, pour le film de Patricia Rozema, When Night Is Falling (en 1995). C'était un rare film lesbien, une histoire d'amour assumée. Ça aussi, c'était nouveau. La communauté homosexuelle pouvait se reconnaître dans quelque chose qui n'était pas pastiché. Il y a eu des concours de circonstances. La nature des films auxquels j'ai participé a provoqué une nouvelle manière de dire les choses.

Eldorado était imprégné de cet esprit de liberté. On faisait fi des codes habituels, on improvisait, on illustrait la jeunesse telle qu'elle était.

Ça se sentait dans le discours aussi. Tout ce que le personnage de James Hyndman charrie à la radio, c'est vraiment l'essence de la génération X. Une espèce de craque entre deux planches. On a eu assez de mal à s'en remettre. Je ne sais pas si on s'en remet tout à fait ! Sinon, c'est avec difficulté. On a toujours senti cet «entre-deux», dans notre manque de légitimité, politiquement, socialement. On commence à prendre plus de terrain, mais ç'a été difficile.

C'était les années «No Future» du grunge. On nous disait qu'essentiellement, dans les années 90, tout serait bouché et que rien ne nous attendait. Difficile de fonder des espoirs...

Le référendum de 1995 a été un presque affranchissement qui s'est encore une fois soldé par l'échec. Comme nation, nous portons un peu l'échec. Et c'est comme si notre génération ne portait pas de grands changements. C'est un peu gossant! Aujourd'hui, on est vraiment à la merci de tout ce qui nous domine complètement.

J'étudiais à l'École du Barreau en 1995 et je me souviens qu'on n'avait pas du tout vu venir cette vague soudaine du OUI, en fin de campagne. C'était une belle surprise.

C'est vrai. On ne l'avait pas mesurée. Moi, j'ai été étudiante à Concordia, en cinéma, et on faisait plein de films. Avec Denis Villeneuve, André Turpin, Podz, Alain Desrochers, Arto Paragamian, Jennifer Alleyn, Manuel Foglia... Ils ont eu des carrières extraordinaires.

Il y avait donc un avenir. On a exagéré le «No Future»?

C'est quelque chose qui s'est déployé au-delà de la nation, comme c'était arrivé rarement auparavant. C'est assez exceptionnel comme rayonnement!

Tu as tourné avec Denis Villeneuve son premier long métrage, Un 32 août sur terre. Quand tu compares les années 90 avec la façon de faire ton métier aujourd'hui, comment les choses ont-elles évolué, notamment en cinéma?

Aujourd'hui, on fait souvent les choses à l'arraché, mais en toute liberté. On intègre les contraintes. Ça fait partie de notre ADN. Alors, ça fait un cinéma, je ne dirais pas qui louvoie, mais qui fait du slalom, entre le plus populaire et le plus délicat. Notre cinéma s'est davantage industrialisé et professionnalisé. Il y a eu tellement de productions américaines ici que les équipes se sont aguerries. En 1990, on sortait à peine de l'ONF ! Mais les années 90 représentent peut-être mes plus belles années de tournage. Pas seulement en raison des films, mais de l'aventure humaine. Il n'y a rien d'autre qui existait. Il y a un âge pour ça ! Où on peut être complètement grisé par le métier et qu'il n'y a rien d'autre qui accote ça.

Es-tu du genre nostalgique?

Pas trop. Je ne m'accroche pas aux meubles. Je n'ai pas une vie et un métier qui me permettent ça. Je suis en perpétuelle nécessité d'adaptation. Avec le temps, ce n'est pas quelque chose qui est plus facile. Mais même à 25 ans, je n'étais pas non plus très volontaire. Dans le sens où je ne me suis pas dit que j'allais conquérir la France, par exemple. Il y avait une désinvolture en moi qui a fait en sorte que je n'ai pas poussé et que je n'ai pas investi ça outre mesure.

Avais-tu conscience à l'époque d'être une égérie de ta génération?

J'entendais et je lisais ça, mais je ne pense pas que je le réalisais, non. Quand on me parle de ça, a posteriori, je le mesure un peu plus. Je me promène dans la rue et je le constate. Des dames plus âgées me disent qu'elles regardaient Blanche ou de beaux grands garçons de 35 ans me parlent de La princesse astronaute [NDLR : une série jeunesse, diffusée de 1993 à 1996 à Canal Famille]... [Rires] Où est-ce que je me situe là-dedans ? Intimement, je me suis toujours plus associée au cinéma indépendant, aux projets plus improbables ou plus risqués. J'ai tourné un film avec Guy Maddin à Winnipeg [Twilight of the Ice Nymphs, en 1997]. C'était mon genre.

C'était ton aventure canadienne-anglaise...

J'ai flirté avec le Canada anglais. Il y a eu aussi Five Senses (1999) de Jeremy Podeswa, qui a réalisé ensuite plusieurs épisodes de Six Feet Under.

As-tu eu peur d'être surexposée dans les années 90? Qu'on dise: «On l'a trop vue...»

Je me suis assez naturellement mise en retrait à certains moments. J'ai cherché à faire des choses plus underground, au grand dam de mon agent qui était découragé par moments. Il y avait moins de monde aussi.

Tu parlais de la France: tu as eu un pied là-bas pendant un moment. Est-ce que tu te dis que tu aurais dû y mettre les deux pieds?

Je n'ai aucun regret par rapport à ça. Peut-être que j'aurais fait plus d'argent dans la vie. Mais c'est un sacerdoce. Il faut vraiment y aller. J'avais mes enfants. Je ne me voyais pas les élever à Paris. Ce sont des carrières qui sont exigeantes pour la famille. Tout tourne autour de ton métier tout le temps. Il faut faire des compromis. J'avais la naïveté de croire que je pouvais quand même faire des projets français en vivant ici. On vit dans un monde où on communique à distance. Mais ça ne marche pas comme ça en France. Peut-être davantage aujourd'hui, mais pas à l'époque. Il faut être sur place, aller manger avec le réalisateur. C'est extrêmement romantique comme concept. Il faut qu'une relation préexiste, avant même le tournage. Je comprends ça, c'est moins expéditif. Mais ce n'était pas possible pour moi. J'avais envie de rester avec ma gang de création. Je ne le regrette pas. J'ai eu 1000 vies. Avec 1000 familles.