Après une année marquée par la grève des scénaristes et des acteurs, la 96soirée des Oscars se tiendra le 10 mars. Assisterons-nous au sacre d’Oppenheimer ? Le film français Anatomie d’une chute, qui a dominé le palmarès des Césars, pourrait-il changer la donne ? Nos journalistes Marc Cassivi et Manon Dumais en discutent.

Manon Dumais : Personne ne s’attendait à ce que Simple comme Sylvain, de Monia Chokri, remporte le César du meilleur film étranger devant Oppenheimer, de Christopher Nolan, mais tout le monde s’attend à ce que le film sur le père de la bombe atomique, nommé 13 fois, domine la soirée des Oscars. C’est sûr qu’avec ses victoires aux Golden Globes, aux BAFTA et aux SAG Awards, le film a le vent dans les voiles. Pourtant, j’ai la ferme impression qu’avec ses cinq sélections, Anatomie d’une chute, de Justine Triet, seule femme à concourir dans la catégorie de la meilleure réalisation, pourrait s’illustrer plus d’une fois dimanche.

Marc Cassivi : J’en serais le premier ravi, mais je ne compterais pas là-dessus. Je ne comprends pas comment la France a pu ne pas sélectionner Anatomie d’une chute dans la catégorie du meilleur film international. Je vois Justine Triet peut-être l’emporter dans la catégorie du meilleur scénario avec son compagnon Arthur Harari. Je sais bien que les surprises sont toujours possibles aux Oscars, mais à la lumière des prix récoltés dans les cérémonies des associations professionnelles, je ne vois pas grand-chose échapper à Oppenheimer dans les catégories de pointe : film, réalisation, acteur, acteur de soutien. Tu crois plus au suspense que moi ?

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Justine Triet a reçu le César de la meilleure réalisation pour Anatomie d’une chute.

MD : Ce n’est pas tant que je crois au suspense, mais ces soirées-là étant tellement longues, j’aime bien quand il y a des surprises. Si Justine Triet, deuxième femme à remporter le César de la meilleure réalisation et troisième à avoir remporteé la Palme d’or, repart bredouille, l’actrice allemande Sandra Hüller pourrait bien ajouter un trophée à sa collection. Quoique mon petit doigt me dit que Lily Gladstone, couronnée aux Golden Globes et aux Screen Actors Guild Awards, pourrait devenir la première autochtone à remporter l’Oscar de la meilleure actrice. Et ce, malgré la redoutable Emma Stone, elle aussi sacrée aux Golden Globes.

MC : Mon petit doigt me dit la même chose que le tien. La plupart du temps, les lauréats des SAG Awards gagnent aussi aux Oscars. J’aurais prédit une victoire d’Emma Stone après l’avoir vue aussi exubérante dans Poor Things au Festival de Venise, mais Lily Gladstone est excellente dans un tout autre registre, celui de l’intériorité et du non-dit, dans Killers of the Flower Moon. Sandra Hüller était remarquable dans Anatomie d’une chute, tout comme Carey Mulligan dans Maestro. On n’y reviendra pas, mais l’absence de Margot Robbie dans cette catégorie et celle de Greta Gerwig dans celle de la meilleure réalisation ne sont pas scandaleuses. Ce qui aurait été un scandale, c’est que Sandra Hüller et Justine Triet ne soient pas finalistes dans ces mêmes catégories.

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Lily Gladstone et Leonardo DiCaprio dans Killers of the Flower Moon

MD : Tout à fait d’accord avec toi. J’aurais cependant aimé qu’il y ait plus qu’une femme dans la catégorie de la meilleure réalisation, mais on s’entend que les cinq noms retenus – Triet, Scorsese, Nolan, Lanthimos et Glazer –, c’est de la grosse pointure. N’oublions pas que Celine Song a elle aussi été « snobée ». On devrait peut-être ouvrir la porte de cette catégorie aux documentaristes ; je pense à la Tunisienne Kaouther Ben Hania, qui a signé Les filles d’Olfa, en lice pour le meilleur long métrage documentaire. Les Oscars devraient aussi s’inspirer du Gala Québec Cinéma, où l’on trouve les catégories de montage, de direction photo et de son pour les documentaires.

MC : S’il y en a qui sont snobés constamment aux Oscars, ce sont certainement les documentaristes ! Je trouve aussi qu’on ne parle pas assez de Celine Song et de Past Lives, certainement l’un des meilleurs films de l’année. Oppenheimer n’est pas mon film préféré de Christopher Nolan, même si je lui reconnais de grandes qualités. L’essai de Trinité est une scène d’anthologie, mais il faut aimer les commissions d’enquête. Et puis je ne suis pas le seul que le choix de Nolan de ne pas montrer la dévastation de Nagasaki et Hiroshima a dérangé.

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Greta Lee et Teo Yoo dans Past Lives, de Celine Song

MD : C’est un choix qui se défend… peut-être ne voulait-il pas rouvrir cette cicatrice, mais si on ne connaît rien de la Seconde Guerre mondiale, on ne peut pas saisir l’impact de la bombe atomique sur le Japon. Bien que supérieur à bien d’autres films, Oppenheimer n’est pas du tout mon préféré du lot – j’ai préféré Barbie ! Mes deux films favoris ont pour élément commun le jeu extraordinaire de Sandra Hüller : Anatomie d’une chute et The Zone of Interest. Il y a eu plusieurs réactions négatives quand la France a retenu La passion de Dodin Bouffant, sorti aux États-Unis pour la Saint-Valentin, plutôt qu’Anatomie d’une chute. Le film de Trần Anh Hùng, Prix de la mise en scène à Cannes, ne fait pas le poids devant le magistral et percutant The Zone of Interest, de Jonathan Glazer. C’est dommage parce que la dernière fois que la France a gagné dans la catégorie du meilleur film étranger, c’était pour Indochine, de Régis Warnier, en 1993. Tiens, ça me fait penser qu’Anatomie d’une chute a le même distributeur américain – Neon – que Parasite, de Bong Joon-ho. Le film de Justine Triet a fait près 580 000 entrées aux États-Unis ; le record était détenu par Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma, dont le film a même été parodié à Saturday Night Live, avec 410 000 entrées. Rappelle-toi qu’en 2020, Parasite a récolté quatre Oscars sur une possibilité de cinq. On peut rêver, non ?

MC : Anatomie d’une chute, meilleur film et meilleure réalisation ! Ça, ça aurait l’effet d’une bombe ! Je me demande si Christopher Nolan le prendrait aussi bien que le laissait paraître son sourire destiné à Monia Chokri à la soirée des Césars. Qu’Anatomie d’une chute ait été autant vu aux États-Unis et soit si souvent nommé aux Oscars donne une idée du chemin parcouru pour rendre la cérémonie moins américanocentriste. Parasite a été un moment charnière en ce sens. Je parcours la liste des lauréats de l’Oscar du meilleur film dans l’histoire et j’ai l’impression qu’on s’est enfin débarrassé des choix conservateurs qui ont marqué l’Académie depuis les années 1980. Cette année, sur dix finalistes, il y a un film français et un film tourné en allemand. C’est le début d’un temps nouveau. Alors oui, rêvons !